MONTRÉAL — Un ancien ingénieur de l’Agence spatiale canadienne accusé d’avoir utilisé son poste pour agir «au nom d’une compagnie aérospatiale chinoise» avait fait l’objet dès 2015 d’un avertissement du Service canadien du renseignement de sécurité, selon des documents judiciaires récemment rendus publics.
Les demandes de mandats de perquisition pour fouiller la résidence de Wanping Zheng, son téléphone et ses courriels ont été rendues publiques après une requête judiciaire des avocats de La Presse et de CBC/Radio-Canada.
M. Zheng, âgé de 61 ans, un habitant de Brossard, sur la Rive-Sud de Montréal, est accusé d’un chef d’abus de confiance par un fonctionnaire public, «en lien avec des activités illégales parallèlement à ses fonctions à l’Agence spatiale canadienne».
Les allégations n’ont pas subi le test des tribunaux.
Joint mardi, l’avocat de M. Zheng, Andrew Barbacki, a déclaré qu’il attendait toujours la divulgation des preuves dans ce dossier et qu’il n’avait pas grand-chose à ajouter pour le moment.
Selon l’acte d’accusation, le crime aurait eu lieu entre le 1er juillet 2018 et le 30 mai 2019, à Brossard et à Saint-Hubert, où l’Agence spatiale canadienne (ASC) est établie, mais aussi à Toronto, Ottawa et ailleurs en Ontario et au Québec.
Trois avertissements
Selon les déclarations sous serment de la police pour obtenir les mandats de perquisition, le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) avait envoyé trois avertissements à l’agence spatiale: en septembre 2015, puis en mars et en mai 2016. Le SCRS se disait préoccupé par la «fiabilité» de M. Zheng — essentiellement son «habilitation de sécurité» au sein de l’agence fédérale.
Selon les documents, le premier avertissement, en 2015, n’indiquait pas ce qui avait déclenché les inquiétudes du SCRS. Mais quelques mois plus tard, l’ASC a été interrogée pour savoir si M. Zheng avait accès à des informations sur une table anti-vibration, dont la propriété intellectuelle appartenait à l’agence.
Le document judiciaire suggère que malgré les trois avertissements du SCRS, l’habilitation de sécurité de M. Zheng a été renouvelée par l’agence spatiale en avril 2017 — mais seulement pour deux ans, au lieu des 10 ans habituels, pour s’assurer qu’il respecte les politiques internes.
Plus tard en 2017, le SCRS a refusé de participer à une séance de breffage à l’agence spatiale parce que M. Zheng aurait été présent. Puis, en mai 2018, M. Zheng a pris un congé sans solde de six mois — et on lui aurait à nouveau rappelé les règles sur les conflits d’intérêts.
La GRC alertée en 2019
C’est six mois plus tard, en décembre 2018, que M. Zheng a appris qu’il faisait l’objet d’une enquête interne de l’agence; il est parti en congé de maladie trois jours plus tard. Il a démissionné de son poste à l’agence en septembre 2019; six jours plus tard, les responsables de l’agence ont contacté la Gendarmerie royale du Canada.
La GRC a indiqué qu’une Équipe intégrée de la sécurité nationale (EISN) avait ouvert une enquête en octobre 2019. Cette unité enquête sur les activités menées par ou pour des acteurs étrangers et qui constituent un risque pour les institutions et l’économie du Canada.
Dans la déclaration sous serment pour obtenir l’accès au téléphone BlackBerry de M. Zheng, les autorités allèguent qu’il a représenté ou travaillé pour le compte d’au moins cinq entreprises alors qu’il travaillait comme ingénieur à l’agence spatiale, et qu’il a utilisé sa position pour faciliter les liens avec deux entreprises qui ne relevaient pas de son mandat.
En décembre dernier, la GRC a déclaré dans un bref communiqué sur l’accusation portée que «M. Zheng aurait utilisé son statut d’ingénieur au sein de l’ASC dans le but de négocier des ententes d’installation de stations-relais destinées à communiquer avec des satellites en Islande». La GRC ajoutait alors que M. Zheng «aurait agi au nom d’une compagnie aérospatiale chinoise».
Une carrière de 26 ans à l’ASC
Les documents judiciaires notent que M. Zheng a été employé par l’agence spatiale pendant 26 ans, entre 1993 et 2019. Pendant cette période, des techniciens en informatique de l’agence ont trouvé dans son ordinateur un logiciel de transfert de fichiers sécurisé et une application de messagerie cryptée, ce qui allait à l’encontre des règles internes de l’ASC.
L’Agence spatiale canadienne avait plus tôt déclaré que lorsque des inquiétudes concernant les activités de M. Zheng ont été révélées, elle a ouvert une enquête interne et a restreint son accès jusqu’à la fin de son lien d’emploi, en 2019. L’agence a déclaré qu’elle était convaincue que ces mesures empêcheraient toute divulgation inappropriée d’informations. Elle a aussi assuré qu’elle avait décidé de renforcer les mesures de sécurité pour protéger les informations, les personnes et les biens.
Une porte-parole de l’agence spatiale a déclaré qu’elle ne pouvait pas commenter davantage en raison de l’affaire en cours, qui reviendra devant le tribunal à Longueuil jeudi.
En février dernier, le gouvernement fédéral a déposé une demande auprès de la Cour fédérale, en vertu de la Loi sur la preuve, pour tenter d’empêcher la divulgation de certaines informations sensibles dans la cause judiciaire de M. Zheng. Les procureurs du gouvernement ont plaidé que la divulgation d’informations sensibles ou potentiellement préjudiciables pourrait nuire à la sécurité nationale.