L’ASFC ne pouvait pas refouler d’éventuels participants au «convoi de la liberté»

Laura Osman et Sarah Ritchie, La Presse Canadienne
L’ASFC ne pouvait pas refouler d’éventuels participants au «convoi de la liberté»

OTTAWA — Celui qui présidait l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) l’hiver dernier a été surpris de réaliser que ses agents n’avaient pas le pouvoir de refouler à la frontière d’éventuels participants aux manifestations contre les mesures sanitaires, qui prenaient alors de l’ampleur au Canada.

L’ASFC a constaté un premier mouvement de ralentissement de la circulation au passage frontalier d’Emerson, au Manitoba, le 17 janvier, a déclaré John Ossowski, mercredi, à la Commission sur l’état d’urgence. 

La commission enquête sur l’utilisation par le gouvernement fédéral de la Loi sur les mesures d’urgence, invoquée en février après que des blocages de poids lourds ont interrompu la circulation à plusieurs postes frontaliers et paralysé le centre-ville d’Ottawa.

M. Ossowski a déclaré mercredi que l’ASFC, sur la base des renseignements recueillis à l’époque, avait commencé à élaborer des plans d’urgence pour un éventuel blocus aux frontières.

«L’une des choses que nous avons commencé à faire — et de manière très inhabituelle —, c’est d’installer des caméras pointant vers le Canada, pour savoir ce qui s’en venait», a déclaré M. Ossowski. L’agence dispose de nombreuses caméras qui font face au côté américain de la frontière.

La Commission sur l’état d’urgence enquête sur les événements qui ont conduit à la décision historique du gouvernement fédéral d’invoquer pour la première fois la loi d’exception depuis qu’elle a remplacé la Loi sur les mesures de guerre en 1988.

Lorsque le premier ministre Justin Trudeau a déclaré un état d’urgence le 14 février, il a évoqué l’impact économique des blocus et l’atteinte à la sécurité économique et nationale du Canada. 

La Loi sur les mesures d’urgence a donné à la police et aux gouvernements des pouvoirs extraordinaires pour mettre un terme aux manifestations. Les autorités pouvaient notamment geler les comptes bancaires de participants, créer des zones interdites autour des infrastructures critiques et obliger la collaboration des entreprises de dépanneuses à remorquer les camions qui bloquaient la circulation.

M. Ossowski a expliqué mercredi que les agents frontaliers avaient effectivement empêché un certain nombre de ressortissants étrangers d’entrer au Canada pendant la période des blocus du «convoi de la liberté», mais c’était en vertu du contrôle habituel de l’admissibilité à la frontière et du statut vaccinal des voyageurs. 

Les agents pouvaient rediriger des personnes vers un contrôle secondaire s’ils croyaient que ces voyageurs prévoyaient de se joindre aux manifestations. Mais les lois canadiennes ne permettent pas à l’Agence des services frontaliers d’empêcher les gens d’entrer au pays pour participer à une manifestation légale s’ils remplissent toutes les autres conditions, a précisé M. Ossowski, qui a depuis pris sa retraite de son poste à l’ASFC.

Les agents peuvent seulement refouler des voyageurs s’ils sont soupçonnés de vouloir entrer au Canada pour y commettre quelque chose d’illégal, a-t-il expliqué à la commission.

«La liberté ou la mort !»

Pendant ce temps, l’ASFC recevait à l’époque de sérieuses menaces contre ses agents et contre le premier ministre, a appris la commission. «Nous aimerions venir au Canada pour soutenir la manifestation et si vous voulez une guerre contre votre peuple, nous sommes prêts à mourir pour vous arrêter», lit-on dans un courriel reçu le 7 février et déposé à la commission mercredi. «Aucune de vos frontières ne nous retiendra ! La liberté ou la mort !»

Un autre courriel, reçu le 12 février, menaçait le premier ministre de pendaison pour actes de tyrannie.

M. Ossowski a exprimé au sous-ministre de la Sécurité publique, qui l’a ensuite transmis aux ministres du cabinet, ses inquiétudes quant à l’impossibilité de refouler des personnes à la frontière. Il indique toutefois qu’il n’a pas conseillé le gouvernement sur l’opportunité d’invoquer la Loi sur les mesures d’urgence.

Il a dit qu’il ne les avait pas conseillés sur l’opportunité d’invoquer la Loi sur les mesures d’urgence.

Une fois que cette loi a été invoquée et que les manifestations aux frontières et à Ottawa ont été déclarées «interdites», les agents frontaliers pouvaient refouler des gens s’ils étaient soupçonnés de venir participer, a indiqué M. Ossowski.

Des documents confidentiels d’un comité du cabinet, déposés auprès de la commission, montrent que deux ressortissants étrangers «connus» se sont vu interdire l’entrée au Canada en vertu des pouvoirs octroyés par la Loi sur les mesures d’urgence.

Un rapport de l’ASFC du 17 février, trois jours après l’invocation de la loi, a montré une augmentation des appels téléphoniques liés à l’importation au Canada de gilets pare-balles, d’armes à feu, de munitions et de masques à gaz. «Les gens demandaient des informations, en particulier sur les balles perforantes revêtues de téflon et sur ce qu’il faudrait pour les importer au Canada», a déclaré M. Ossowski mercredi.

Les constructeurs automobiles

On a appris par ailleurs mercredi que selon Transports Canada, jusqu’à 3,9 milliards $ d’activités commerciales ont été interrompues en raison des blocus frontaliers au pays.

La commission Rouleau a examiné les courriels échangés par le personnel politique de divers ministres fédéraux qui entendaient des chefs d’entreprises frustrés par les blocus frontaliers, entre les 8 et 9 février.

Ces courriels montrent qu’un peu avant le recours à la Loi sur les mesures d’urgence, le 14 février, les constructeurs automobiles faisaient part au cabinet du ministre fédéral des Transports, Omar Alghabra, de leurs inquiétudes quant à la fermeture de leurs usines en Ontario.

D’ailleurs, le premier ministre Justin Trudeau a évoqué l’impact économique des blocus et l’atteinte à la sécurité économique et nationale du Canada dans la déclaration d’urgence du 14 février. 

À divers moments au début de 2022, des manifestants ont bloqué les passages frontaliers à Windsor, en Ontario, la petite ville de Coutts, en Alberta, à Emerson, au Manitoba, et sur la Pacific Highway à Surrey, en Colombie-Britannique.

Plusieurs compagnies automobiles ont fermé leurs portes ou ont signalé qu’elles étaient sur le point de le faire parce que les pièces et le personnel ne pouvaient pas traverser la frontière au pont Ambassador, le passage le plus achalandé au Canada.

Le blocus de six jours du pont a interrompu des échanges estimés à 2,3 milliards de dollars, selon l’analyse de Transports Canada.

À un moment donné, General Motors prévoyait de louer un brise-glace et d’expédier des véhicules et des pièces à travers les Grands Lacs, du moins selon un récit de seconde main dans un courriel daté du 11 février de Julie Turcotte, une haute fonctionnaire du ministère des Finances.

Brendan Miller, un avocat qui représente les organisateurs de la manifestation du «convoi de la liberté» a présenté une autre analyse beaucoup plus optimiste publiée par Statistique Canada en avril.

«Dans l’ensemble, les passages frontaliers bloqués semblent avoir eu peu d’impact sur les valeurs globales des importations et des exportations canadiennes en février», conclut le rapport de Statistique Canada.

L’analyse a montré que le trafic transfrontalier a diminué dans les endroits où des manifestations ont eu lieu, mais a été compensé par un trafic plus important aux points de passage à proximité, car les camions ont emprunté différentes routes vers les États-Unis pour éviter les blocages.

Le sous-ministre de Transports Canada, Michael Keenan, a déclaré à la commission que certains des coûts pour l’économie canadienne ne pouvaient être mesurés. Les blocages n’auraient pas pu arriver à un pire moment, a-t-il soutenu, car plusieurs entreprises américaines délibéraient sur de nouveaux investissements dans des projets automobiles en Ontario.

Lorsque Ford Canada a interrompu la production dans une usine d’Oakville pendant le blocus frontalier de Windsor, le chef de cabinet du ministre Alghabra a souligné que cette situation était considérée par les sociétés mères américaines comme «un autre motif de ne pas investir au Canada».

«Nous avons vu une question croissante quant à savoir si le Canada était un partenaire commercial fiable et si ces corridors commerciaux resteront ouverts, a déclaré M. Keenan à la commission mercredi. C’est vraiment important, car cela affecte les décisions d’investissement.»

En fin de compte, bon nombre de ces investissements majeurs dans de nouvelles usines au Canada ont abouti, mais il a qualifié cela de «quasi-accident».

Selon lui, le gouvernement devrait envisager un régime législatif national pour protéger les corridors commerciaux et de meilleurs plans d’urgence qui incluent les trois niveaux de gouvernement.

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