Le projet de loi du Sénat sur l’accès à la pornographie est critiqué par des experts

Stephanie Taylor, La Presse Canadienne
Le projet de loi du Sénat sur l’accès à la pornographie est critiqué par des experts

OTTAWA — Le commissaire canadien à la protection de la vie privée et un responsable du gouvernement préviennent qu’un projet de loi du Sénat proposant d’empêcher les mineurs d’accéder au «matériel sexuellement explicite» en ligne pourrait s’appliquer aux plateformes de diffusion en continu comme Netflix.

Philippe Dufresne, commissaire à la protection de la vie privée du pays, et Owen Ripley, sous-ministre à Patrimoine canadien, affirment que les législateurs devraient réduire considérablement la portée du projet de loi.

Ils ont été les premiers à témoigner devant une commission parlementaire chargée d’étudier le projet de loi proposé par la sénatrice indépendante Julie Miville-Dechêne.

«Le projet de loi est très problématique pour plusieurs raisons, notamment à cause de son champ d’application beaucoup trop large, tant en matière de services réglementés que de contenus réglementés», a déclaré M. Ripley lundi soir.

La législation obligerait les sites comme Pornhub à vérifier l’âge des utilisateurs afin que les mineurs n’accèdent pas au matériel à caractère sexuel.

Des experts comme Michael Geist, professeur de droit à l’Université d’Ottawa, spécialisé dans le droit de l’internet et du commerce électronique, soulignent que la technologie pour vérifier l’âge n’existe pas encore et que le projet de loi soulève d’importantes préoccupations en matière de confidentialité.

Les partisans du projet de loi soutiennent que son objectif, qui est de protéger les mineurs contre les contenus à caractère sexuel et violent, est suffisamment important pour qu’il soit adopté, les détails techniques devant être réglés par le biais d’un processus réglementaire.

Mais M. Geist indique que les politiques sur la manière de gérer la technologie devraient être créées en s’appuyant sur des capacités réelles et non sur de la «poussière de fée technologique».

«(Le projet de loi) est fondamentalement défectueux dans sa forme actuelle et il ne peut être réparé sans une refonte complète», explique David Fraser, avocat spécialisé dans la protection de la vie privée.

«La technologie n’existe tout simplement pas pour permettre une vérification de l’âge à grande échelle.»

Il a également fait écho aux inquiétudes concernant la portée potentielle du projet de loi, affirmant que le «matériel sexuellement explicite», tel que défini, pourrait signifier qu’il s’appliquerait aux moteurs de recherche, aux géants des médias sociaux, aux éditeurs de livres électroniques et même aux services de diffusion en continu.

«Il y a d’importantes inquiétudes à avoir en matière de liberté d’expression», a-t-il souligné en entrevue mardi.

La loi proposée créerait une «barrière importante» pour les adultes souhaitant accéder à des contenus totalement licites tels que la pornographie, a-t-il déclaré.

M. Fraser et M. Geist affirment tous deux que davantage d’auditions parlementaires sont nécessaires, mais que le temps presse. Il reste moins d’un mois au Parlement avant l’ajournement des vacances d’été.

Lors de la commission lundi soir, M. Ripley a livré sa propre interprétation, selon laquelle, telle qu’elle est rédigée, la loi proposée imposerait aux services comme Netflix de vérifier l’âge de leurs utilisateurs.

«Imposer des exigences de vérification de l’âge pour cette gamme de services et de contenus aurait des implications considérables sur la façon dont les Canadiens accèdent à l’internet et l’utilisent», a-t-il déclaré.

«Le blocage de sites Web reste un instrument d’application du droit très controversé qui pose toute une série de défis et pourrait avoir un impact sur la liberté d’expression des Canadiens et sur l’engagement du Canada en faveur d’un internet ouvert et libre et de la neutralité du Net», a-t-il ajouté.

Modifier le projet de loi

M. Dufresne a soulevé des préoccupations similaires et a recommandé que les législateurs modifient le langage afin qu’il cible les sites Web fournissant du «matériel sexuellement explicite» à des fins commerciales.

Dans l’état actuel des choses, le projet de loi pourrait exiger que les sites et plateformes dont la majorité du contenu n’est pas de nature sexuelle se conforment aux règles de vérification de l’âge, a déclaré le commissaire à la vie privée.

M. Fraser a ajouté mardi qu’il est probable que les entreprises examinent ce que le respect d’une telle loi leur coûterait et choisissent simplement de retirer l’accès des Canadiens à leur contenu plutôt que d’engager leur responsabilité.

L’avocat a souligné que Pornhub avait commencé à bloquer l’accès au Texas plus tôt cette année après avoir introduit ses propres lois sur la vérification de l’âge, comme l’ont fait d’autres États.

Les propriétaires de l’entreprise ont déclaré que c’était l’une des options qu’ils envisageaient pendant que les parlementaires décident quoi faire du projet de loi actuel du Sénat.

«Il n’est pas conçu pour assurer la sécurité des enfants. Il n’est pas conçu pour assurer la sécurité des adultes», a déclaré Solomon Friedman, associé et vice-président de la conformité chez Ethical Capital Partners, propriétaire de la société mère de Pornhub, Aylo.

«Il est conçu pour imposer au reste des Canadiens la moralité d’une poignée de législateurs motivés par des idéologies», a-t-il ajouté.

Les conservateurs, le Nouveau Parti démocratique et le Bloc québécois ont voté en faveur du projet de loi la dernière fois qu’il a été présenté à la Chambre des communes, tandis que le gouvernement libéral a voté contre.

Les propriétaires de Pornhub font pression pour que ce soient les fabricants d’appareils qui assument la responsabilité de garantir que les mineurs n’accèdent pas à ces sites, plutôt que les plateformes elles-mêmes. Ils soutiennent que s’en prendre à des sites individuels ne fera que pousser les utilisateurs dans les recoins les plus sombres de l’internet.

M. Friedman a déclaré que son entreprise avait demandé aux membres du comité de donner aux dirigeants de Pornhub l’occasion de comparaître pour discuter de la législation et de ses impacts potentiels.

Il a suggéré que le projet de loi pourrait être «un exemple de législateurs déconnectés du public canadien, peut-être en décalage de plusieurs décennies avec le public canadien et essayant de faire face à ses réactions négatives».

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