MONTRÉAL — Des cas de grippe aviaire hautement pathogène ont été détectés pour la première fois en 2022 au Québec. Depuis, plus d’un million d’oiseaux ont été infectés, ce qui laisse des traumas chez les producteurs touchés et garde ceux épargnés sur le qui-vive.
Depuis le début de l’année, trois élevages ont déclaré la présence de l’influenza aviaire hautement pathogène de type H5N1; le plus récent cas remonte au 10 avril, a indiqué le ministère de la Santé. Cela est de bon augure pour l’instant, en comparaison des 28 sites touchés en 2023 et aux 23 sites en 2022.
Selon les plus récentes données de l’Agence canadienne d’inspection des aliments (ACIA), 1,4 million d’oiseaux ont été infectés au Québec, ce qui en fait la troisième province la plus touchée derrière l’Alberta (1,8 million) et la Colombie-Britannique (6 millions).
Cependant, la saison estivale ne fait que débuter et les producteurs craignent davantage l’automne où les oiseaux migrateurs — qui propagent la maladie — sont nombreux à survoler les champs.
«On ne peut pas faire autrement que d’y penser et surtout dans les périodes migratoires. (…) Quand on marche sur la ferme et qu’on entend un voilier d’oies passer au-dessus de la ferme, on ne peut plus dire qu’on trouve cela joli, ça nous inquiète plus parce qu’on entend le bruit et plein d’images nous viennent en tête et les dangers de contamination», a déclaré Benoît Fontaine, président des Éleveurs de volailles du Québec.
Des services pour éloigner les oiseaux qui se posent sur un site agricole sont d’ailleurs offerts par l’UPA.
Pierre-Luc Leblanc, éleveur de dindons et de volailles de la Montérégie, a vécu une épreuve en décembre 2023 lorsque le virus s’est introduit dans l’un de ses bâtiments, malgré toutes les normes de biosécurité en place.
M. Leblanc est content du bilan de cas pour l’année 2024, mais il ne baisse pas sa garde. «Pour l’automne, on n’est pas sorti du bois, ça va venir. Dans mon cas, il y avait énormément d’oiseaux migrateurs la semaine avant que je sois contaminé», raconte-t-il.
Au Québec, lorsqu’un cas est détecté, tous les oiseaux de la ferme doivent être euthanasiés et les bâtiments doivent être désinfectés de fond en comble.
«La peur, ce n’est pas de vivre la perte financière, c’est de revivre toutes les étapes pour repartir le site. La perte financière c’est plate, on ne veut pas perdre d’argent dans la vie, mais de repenser à euthanasier les oiseaux et procéder au compost surtout. Le lavage ce n’est pas si pire, (…) mais l’euthanasie et le compost, j’ai une peur bleue, je ne veux pas revivre ça», a témoigné M. Leblanc.
Jean-Pierre Vaillancourt, professeur titulaire à la Faculté de médecine vétérinaire de l’Université de Montréal, souligne que les éleveurs ont une attache émotionnelle à leurs animaux à plusieurs niveaux. «Ce sont des gens qui sont fiers de ce qu’ils font, ils fournissent une source de protéine de qualité qui ne coûte pas trop cher», explique-t-il.
M. Fontaine confirme que c’est «un traumatisme très grave» chez certains éleveurs. «On est là au cœur des familles agricoles et du soutien psychologique à l’Union des producteurs du Québec pour soutenir les gens qui traversent cette épreuve», dit-il.
Le gaspillage alimentaire est aussi une conséquence. «On élève ces animaux pour les consommer ultimement, mais pas pour les détruire en cours de route alors qu’ils sont encore adolescents. C’est un gaspillage alimentaire, c’est une perte financière et l’agence canadienne d’inspection des aliments – qui fait un travail excellent – prend quand même le contrôle ni plus ni moins de votre ferme. Alors vous êtes chez vous sans y être. C’est traumatisant», renchérit M. Fontaine.
Le compost des carcasses
En 2023, M. Leblanc possédait trois bâtiments totalisant 32 000 dindons et quatre bâtiments de 90 000 poulets. Ils ont tous dû être abattus.
Il se souviendra toute sa vie de l’appel du vétérinaire lui annonçant la mauvaise nouvelle. «Les jambes te tombent en partant», se rappelle-t-il.
Dès cet instant, il a senti une énorme pression. «La vie arrête de tourner. Tout ce que tu as autour de ce site ne compte plus, la famille, il n’y a plus rien qui compte. Tu réagis à protéger. Et en même temps, tu n’es pas sans penser au risque financier. Tu penses à tes oiseaux que tu ne vendras pas», admet-il.
M. Leblanc a tout de suite voulu s’assurer que son personnel était en sécurité en raison du risque de contamination chez les humains, bien qu’il soit minime.
Pour la ferme de M. Leblanc, en cinq jours, la procédure d’euthanasie était complétée. Les carcasses ne peuvent pas être déplacées ailleurs pour éviter de propager la maladie. Les oiseaux morts doivent être compostés sur place, une étape particulièrement difficile pour le producteur et ses employés.
«C’est un travail qui est inhumain, ce qu’on nous demande, en termes de santé mentale. Il faut que tu coordonnes l’euthanasie avec l’équipe qui vient le faire. Post-euthanasie, il faut que ton personnel et toi-même procédiez au compost de tes oiseaux sur ton propre site», décrit M. Leblanc.
«Tu charges des oiseaux morts, tu as un tapis blanc d’oiseaux morts sur le site. Juste de voir l’image… c’est incroyable ce que le producteur a à vivre, mais mes collègues l’ont vécu aussi», poursuit-il.
Le seul souhait de M. Leblanc était de «retrouver sa vie normale».
Cinq semaines plus tard, après l’étape de décontamination des bâtiments, de nouveaux oiseaux ont pu s’installer. Durant les premiers mois, M. Leblanc craignait de rentrer dans ses bâtiments de peur de recontaminer ses oiseaux. «On le sait que le grand risque c’est nous qui le faisons. (…) Il faut vraiment que ça soir une zone stérile. J’avais ultra peur. Tu le sais que tu as fait un cauchemar hier, mais tu sais que tu vas en faire d’autres.»
Pertes financières
La grippe aviaire a aussi un impact financier pour la communauté. «Ça peut avoir des impacts assez importants pour monsieur et madame tout le monde. Au niveau financier, juste à voir les Américains, le prix des œufs a augmenté énormément récemment», soulève M. Vaillancourt.
Au Canada, le gouvernement dédommage le producteur pour la valeur marchande des oiseaux qui sont détruits et tout le processus de dépeuplement et l’élimination des carcasses infectées, mais pas la désinfection.
L’ACIA supervise les travaux de nettoyage, mais c’est la responsabilité du producteur de faire l’assainissement des lieux.
M. Leblanc avait une valeur d’un million $ pour sa volaille et malgré une compensation financière de cette valeur, il évalue avoir perdu 350 000 $.
Martin Pelletier, agronome et coordonnateur de l’Équipe québécoise de contrôle des maladies avicoles (EQCMA), a fait savoir qu’il existe un programme d’assurance développé en partenariat avec l’industrie qui couvre une grande partie des coûts de nettoyage et désinfection.
«Il y a toujours des pertes que le producteur va assumer parce que si son troupeau est dépeuplé, et parfois ça coupe son cycle de production, il ne peut pas nécessairement reprendre dans le temps sa production», explique M. Pelletier.
Selon lui, si on prend en compte les frais de personnel, le gouvernement du Canada aurait dépensé près de 300 millions $ en coût lié à la grippe aviaire depuis la fin de 2021.
M. Leblanc espère qu’advenant un remède ou un vaccin, les règles d’exportations seraient assouplies, car présentement plusieurs pays n’acceptent pas de viande provenant d’animaux vaccinés. «Mais il faut résoudre le problème, on ne pourra pas vivre année après année avec cette pression comme éleveur et comme société», fait-il valoir.
—
Le contenu en santé de La Presse Canadienne obtient du financement grâce à un partenariat avec l’Association médicale canadienne. La Presse Canadienne est l’unique responsable des choix éditoriaux.