MONTRÉAL — Des responsables fédéraux de l’immigration avaient prévenu le gouvernement qu’il risquait de saper le système d’immigration temporaire avec son programme de visa d’urgence pour les Ukrainiens déplacés par la guerre, révèlent des documents judiciaires récemment publiés.
Peu après l’annonce du programme particulier, de hauts fonctionnaires du ministère de l’Immigration ont fait part de leurs inquiétudes dans une note adressée à Sean Fraser, qui était alors ministre.
Les notes des hauts fonctionnaires décrivent le fonctionnement de l’«Autorisation de voyage d’urgence Canada-Ukraine», un programme d’exception qui permettait à un nombre illimité d’Ukrainiens et de membres de leurs familles de venir au Canada en attendant la fin de la guerre.
Or, cette politique supprime également l’obligation pour les Ukrainiens en fuite de promettre de partir à l’expiration de leur visa — une mesure déconseillée par les fonctionnaires du ministère.
Renoncer à cette obligation «créerait un précédent important qui n’est pas recommandé, étant donné que cela porterait atteinte à un élément fondamental du cadre juridique» de la résidence temporaire, lit-on dans la note adressée au ministre Fraser, signée le 14 mars 2022.
Le personnel a prévenu que la renonciation à cette exigence – qui constitue le fondement du programme de résidence temporaire – créerait «l’attente que cela pourrait être fait pour d’autres populations et pas seulement pour celles touchées par le conflit» en Ukraine.
Ces notes ministérielles ont été divulguées dans le cadre d’un projet de poursuite que trois Canadiens d’origine afghane veulent intenter contre le gouvernement fédéral. Les plaignants allèguent que le gouvernement canadien a fait preuve de discrimination à l’égard des réfugiés afghans en les traitant différemment des Ukrainiens qui fuyaient l’invasion russe.
La poursuite n’a pas encore été autorisée à aller de l’avant par un tribunal.
«Le gouvernement savait que ce qu’il faisait était injuste», plaide Nicholas Pope, l’un des avocats représentant les Canadiens afghans.
«C’est exactement ce que nous affirmons dans cette affaire. Que c’est injuste, c’est discriminatoire, et qu’il n’y a aucune bonne raison pour que les protections ne soient pas appliquées aux personnes qui ne viennent pas d’Europe», ajoute-t-il.
La poursuite a été déposée par des Canadiens qui avaient servi comme conseillers linguistiques et culturels auprès du gouvernement canadien et de l’OTAN pendant la guerre en Afghanistan, mais qui n’ont pas été autorisés à mettre en sécurité les membres de leurs familles restés en Afghanistan en 2021.
Plus tard, le Canada a accordé quelque 962 600 visas d’urgence pour les Ukrainiens depuis l’invasion russe de 2022. Ces visas permettent aux personnes fuyant le conflit de travailler et d’étudier pendant que la guerre fait rage en Ukraine.
Les Ukrainiens bien accueillis
Le programme a été généralement bien accueilli au Canada, où des citoyens ont ouvert leur maison aux Ukrainiens et ont fait don de vêtements, de meubles et d’autres articles essentiels pour les aider à s’installer pendant leur séjour.
Environ 298 000 personnes ont effectivement fait le voyage au Canada, même si on ne sait pas exactement combien y sont restés ni combien ont depuis demandé la résidence permanente.
Les documents préviennent également que la conception du programme pourrait désavantager les Ukrainiens en créant effectivement des résidents permanents de «seconde classe», sans accès aux aides à l’installation ou à un statut équivalent en vertu de la loi.
Le gouvernement a fait valoir que le programme d’urgence en faveur des Ukrainiens ne pouvait être comparé au programme pour les réfugiés afghans, car il est peu probable que les Afghans puissent rentrer un jour chez eux.
Dans la note ministérielle, toutefois, les fonctionnaires soulignent que la distinction clé entre les programmes temporaires et les programmes permanents réside dans l’obligation pour les titulaires de visa de déclarer leur intention de partir un jour.
Les responsables du ministère ont qualifié le programme de visa d’urgence de l’Ukraine d’«exceptionnel».
«Cela souligne la relation unique du Canada avec l’Ukraine, la diaspora étendue et les liens familiaux, ainsi que la nature unique du conflit en tant qu’invasion terrestre importante adjacente aux pays de l’Union européenne, avec des mesures d’immigration généreuses», peut-on lire dans la note.
«Cependant, cela risque de créer un précédent important, qui pourrait entraîner des pressions futures sur le gouvernement pour qu’il prenne des mesures similaires dans d’autres situations d’urgence.»
Deux pages complètes de considérations juridiques exposées par les fonctionnaires ont été caviardées dans les documents fournis au tribunal.
Le ministre Fraser a finalement accepté la recommandation des fonctionnaires de ne pas rendre publique la politique, étant donné la «nature sans précédent et exceptionnelle» de l’approche adoptée.
M. Pope a soulevé cette incohérence.
«Pourquoi ne publieriez-vous pas une politique si vous en êtes fier, si vous pensez qu’elle est juste, si vous pensez qu’elle est juste et si vous pensez qu’elle est conforme à la Charte ?» a-t-il demandé.
«Je pense qu’ils ont vraiment compris la nature problématique.»
Des disparités avec le Soudan
Au cabinet de M. Fraser, aujourd’hui ministre du Logement, et à celui de l’actuel ministre de l’Immigration, Marc Miller, on n’a pas immédiatement répondu aux demandes de commentaires.
Le gouvernement a souligné que le programme ukrainien était destiné à être temporaire et il a encouragé les personnes sans liens familiaux avec le Canada à demander la résidence permanente par les moyens traditionnels s’ils espéraient rester au pays.
Depuis que M. Fraser a annoncé le programme de visa d’urgence, le gouvernement a été accusé de limiter injustement le refuge temporaire aux personnes tentant de fuir les conflits au Soudan et la guerre entre Israël et le Hamas dans la bande de Gaza.
En février, le Conseil canadien pour les réfugiés a souligné la disparité entre le programme destiné aux Ukrainiens et les programmes de refuge temporaire destinés aux Soudanais.
«La crise au Soudan prend des proportions catastrophiques», a écrit l’organisme au ministre Miller.
«Vu l’ampleur de la crise, la limite de 3250 demandes dans le cadre de la voie humanitaire pour les personnes ayant de la famille au Canada n’est pas adéquate pour répondre aux besoins actuels.
«Pourtant, le Canada a admis un nombre illimité d’Ukrainiens détenant un visa temporaire, et la voie d’accès à la résidence permanente pour les ressortissants ukrainiens n’était pas limitée par un plafond. Le fait que les médias aient négligé le Soudan ne devrait pas avoir d’incidence sur les objectifs de la réponse du Canada.»