Des experts déplorent les délais trop courts pour dénoncer un policier à Terre-Neuve

La Presse Canadienne
Des experts déplorent les délais trop courts pour dénoncer un policier à Terre-Neuve

SAINT-JEAN, N.L. — Les résidants de Terre-Neuve-et-Labrador qui estiment avoir été victimes d’inconduite policière n’ont que six mois pour déposer une plainte. Des experts estiment que ce délai est «largement insuffisant» et que le système de plaintes contre la police dans cette province est conçu avant tout pour protéger les policiers.

«Terre-Neuve-et-Labrador est de loin en retard, au Canada et partout dans le monde, en matière de surveillance de la police», a déclaré Temitope Oriola, criminologue à l’Université de l’Alberta.

«Six mois, pour être bien clair (…) c’est tout à fait insuffisant», a déclaré M. Oriola, qui a été conseiller spécial du gouvernement de l’Alberta lors de la révision de la Loi sur les services policiers de cette province. «Plusieurs plaignants, qui sont le plus souvent des membres vulnérables de notre société, n’ont peut-être même pas assimilé ce qui les a frappés à ce moment-là.»

Le délai de six mois est au centre d’une décision rendue la semaine dernière par la commission indépendante des plaintes contre la police de la «Royal Newfoundland Constabulary», qui a annulé la tenue d’une audience ordonnée pour faire la lumière sur la détention par la police d’un homme du Labrador à la suite de publications sur les réseaux sociaux en 2015.

Andrew Abbass avait été interné par la police dans un service psychiatrique d’un hôpital de l’ouest de Terre-Neuve pendant six jours, après avoir publié sur Twitter des messages au sujet d’une fusillade mortelle au début du mois. L’homme tué lors de cette fusillade avait également publié des messages sur Twitter qui avaient alarmé les autorités.

«Que diriez-vous de ce premier ministre de T.-N.-L.? Je vais faire tomber la Confédération et faire exécuter des hommes politiques», a écrit M. Abbass sur Twitter. «Prêt à me faire abattre, lâche ?»

Malgré sa détention de six jours, M. Abbass n’a jamais été accusé de quoi que ce soit et aucun problème de santé mentale n’a été diagnostiqué chez lui.

Dans une décision datée de jeudi dernier, un arbitre de la commission indépendante des plaintes contre la police a déclaré qu’il serait dans l’intérêt du public de tenir une audience sur la détention de M. Abbass. Cependant, John Whalen souligne que M. Abbass n’avait pas déposé de plainte contre le policier qui l’avait détenu dans le délai de six mois prévu par la Loi sur la Royal Newfoundland Constabulary, la police provinciale à Terre-Neuve.

M. Abbass a déclaré qu’il n’avait pas déposé de plainte jusqu’à ce que de plus amples informations soient disponibles sur sa détention. Ces détails ont été révélés lors d’une enquête publique ouverte en 2017 sur la fusillade mortelle au sujet de laquelle il avait écrit sur Twitter.

«Éliminer les délais de prescription»

Le professeur Oriola a évoqué le Pays de Galles et l’Angleterre, où les «délais de prescription» pour les plaintes contre la police n’existent même plus. Certaines provinces canadiennes ont encore des délais, bien que le plafond de six mois de Terre-Neuve-et-Labrador soit parmi les plus courts, a déclaré le criminologue. En Alberta, les citoyens ont un an pour déposer une plainte.

En Ontario, ils ne disposent que de six mois, mais les plaintes présentant un intérêt public important seront examinées même si elles dépassent ce délai, a déclaré le professeur Oriola. Ainsi, le cas de M. Abbass, par exemple, aurait pu aller de l’avant en Ontario, étant donné les commentaires du commissaire Whalen sur son «intérêt public», a noté le criminologue.

Au Québec, une plainte au Commissaire à la déontologie policière doit être déposée au plus tard un an après la date de l’événement «ou de la connaissance de cet événement».

Le professeur Oriola estime que chaque province devrait imiter l’Angleterre et le Pays de Galles et supprimer complètement ces délais de prescription.

Dans l’ensemble, a-t-il déclaré, les limites ajoutent un autre niveau d’obscurité au système de plaintes du public de la Royal Newfoundland Constabulary, qui est déjà «incroyablement opaque et dépassé». Ce système alambiqué ne fera que dissuader les personnes ayant des plaintes légitimes de se manifester, et favorisera ainsi l’impunité de policiers qui méritent un examen minutieux, a-t-il déclaré.

«Cela ne correspond tout simplement pas aux rudiments d’un maintien de l’ordre efficace au 21e siècle», selon M. Oriola. «Même selon les normes canadiennes, qui ne sont pas excellentes en matière de surveillance de la police, les processus de traitement des plaintes à Terre-Neuve-et-Labrador sont considérablement en retard.»

L’avocate Lynn Moore, de Saint-Jean, est bien d’accord, ajoutant que les défenses de limitation agissent comme des cartes «Vous êtes libéré de prison» au Monopoly. Elle a déclaré que le délai de six mois pour déposer une plainte contre la police est particulièrement incroyable, compte tenu du déséquilibre des pouvoirs entre un citoyen et un policier, et de la nature «byzantine» du processus de dépôt de plainte contre les membres de la police.

«Nous avons eu un cas très grave de privation de liberté de quelqu’un dans un but inapproprié, et cette personne n’est pas en mesure de se plaindre des policiers qui ont procédé à cette arrestation ou des officiers supérieurs qui ont pu l’ordonner», a déclaré Mme Moore à propos de la détention de M. Abbass.

«Ce processus, qui a été précisément mis en place pour permettre aux citoyens d’obtenir réparation, n’offre aucun recours. Ça semble donc être un échec.»

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