MONTRÉAL — Bien que leur nombre ait diminué, les stations d’essence ne sont pas près d’être complètement rayées de la carte avec l’électrification des transports, selon des observateurs. Certaines amorcent tout de même déjà un virage afin de s’adapter à la transition énergétique.
À l’instar d’Ottawa, Québec veut interdire la vente de véhicules légers à combustion neufs à compter de 2035. Le gouvernement Legault a déposé au début de l’été un projet de règlement en ce sens. Il fait l’objet d’une consultation publique jusqu’au 25 août.
Si cette réglementation se matérialise, elle ne signerait pas pour autant l’arrêt de mort immédiat des essenceries. Plusieurs facteurs laissent croire que ce secteur jouera un rôle important pour encore longtemps, disent des experts.
Il y a notamment le fait que les voitures à combustion vendues avant l’entrée en vigueur de l’interdiction pourront demeurer sur les routes.
«Une auto est fonctionnelle pour une bonne dizaine d’années en moyenne. Cela implique que le marché de l’essence pour automobile demeurera assez actif pendant plusieurs années après 2035», souligne le professeur agrégé au département d’économie de l’Université Laval, Patrick Gonzalez.
Certaines catégories de véhicules, comme les camions lourds, seraient épargnées par l’interdiction. Ils resteront donc des consommateurs importants pour de nombreuses stations-service, évoque le vice-président de l’est du Canada de l’Association canadienne des carburants, Carol Montreuil.
«Les véhicules légers électriques, c’est un petit secteur du transport et même s’il diminue à l’horizon 2035, 2040 ou 2050, il y aura un besoin de carburant liquide pour encore très longtemps au Canada», affirme-t-il.
Dans une analyse, le gouvernement québécois présente les impacts de son projet de règlement sur l’industrie pétrolière, qui inclut les grossistes-marchands de pétrole, les raffineries et les stations-service.
Il calcule que 945 000 litres de carburant et 803 000 litres d’essence ne seront pas vendus en 2035. Les pertes annuelles des ventes et des marges sont estimées à près de 495 000 $, dont une part importante est liée aux raffineries.
À titre comparatif, les ventes brutes d’essences pour véhicules automobiles ont atteint plus de 8,7 millions de litres au Québec en 2022, rejoignant presque le niveau prépandémique, d’après des données de Statistique Canada.
Le professeur Pierre-Olivier Pineau, titulaire de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie à HEC, avance que 2035 ne sera pas une année de rupture pour les stations-service, mais plutôt une de transition, «qui va peut-être rendre encore plus palpable l’électrification des transports».
Selon lui, la tendance à la baisse du nombre des stations-service devrait tout de même en principe s’accentuer. Le Québec comptait 2779 essenceries en 2022, contre 2985 en 2010, indique le dernier recensement de la Régie de l’énergie.
«Mais ça va s’accélérer avec la vitesse de la transition (énergétique) et de la crédibilité de cette transition. Aujourd’hui, la transition, elle n’est pas entièrement crédible parce que justement les ventes d’essence ne diminuent pas. On n’est pas du tout sur une trajectoire qui correspond aux cibles du gouvernement», nuance-t-il.
Déjà en mode adaptation
Harnois Énergies, qui compte plus de 450 stations d’essence au Québec et dans les Maritimes, se prépare en vue de 2035. L’entreprise fait des prévisions à l’interne en se basant sur les ventes d’autos à combustion et électriques.
«Au cours des prochaines années, on prévoit peut-être des décroissances de 1%, 2% (du nombre de litres vendus) jusqu’en 2030. Et après, ça va être des décroissances plus grandes», dit le président-directeur général, Serge Harnois.
C’est dans ce contexte que la société de distribution diversifie son portefeuille d’activités en se tournant notamment vers les carburants pour l’aviation, les lubrifiants et le propane. Elle injecte aussi beaucoup d’argent pour diversifier ses sites au détail.
«C’est des dizaines de millions par année pour agrandir les dépanneurs, ajouter des lave-autos, des restaurants, pour ajouter du prêt-à-manger, mettre plus d’épicerie», détaille M. Harnois.
Harnois Énergies souhaite que ces investissements permettent d’éviter des fermetures au sein de son réseau face à une éventuelle décroissance pour l’essence.
«Je pense que nos dépanneurs vont se transformer en points d’approvisionnement pour la restauration rapide, le prêt-à-manger (…) tout en vendant aussi de l’essence. En 2035, disons que les ventes d’essence ont baissé de 30%, on espère que ces pertes vont être compensées par des marges supérieures et par d’autres ventes que l’essence», expose M. Harnois.
Comme d’autres essenceries, Harnois Énergies s’adapte aussi à l’essor des véhicules électriques avec l’installation de bornes de recharge.
La Régie de l’énergie observe un nombre croissant de stations offrant ce service. Elles étaient 130 en 2022 alors qu’on en recensait 38 trois ans plus tôt. La Régie prévient toutefois que ces chiffres ne sont pas représentatifs de la réalité, étant donné la complexité pour dénombrer les différentes initiatives.
M. Harnois note que le retour sur l’investissement des bornes de recharge n’est pas au rendez-vous.
«Ce n’est pas notre pain et notre beurre. La technologie change tellement rapidement que ce n’est pas facile à rentabiliser», déclare-t-il, soulignant que la majorité des recharges se font à la maison plutôt que sur la route.
M. Pineau est d’avis que les volumes de vente d’électricité remplaceront difficilement les volumes d’essence.
«L’un des éléments qui rendent la voiture électrique supérieure, c’est qu’elle consomme beaucoup moins d’énergie. Ça va être difficile d’augmenter les prix à un point tel qu’on va rattraper les volumes perdus avec des prix plus élevés pour les stations-service.
«Mais elles savent que c’est une évolution qui est un petit peu inévitable. Donc, elles commencent à se positionner sur le secteur de l’électricité, à diversifier leurs sources de revenus avec la vente de différents produits. Elles s’adaptent tranquillement», analyse le professeur.
Un doute persiste
Il demeure dans le domaine du possible que l’interdiction ne voit jamais le jour ou que son échéancier soit repoussé en raison de facteurs économiques ou politiques, estiment les spécialistes interrogés.
Selon M. Gonzalez, «l’année 2035 demeure quelque peu spéculative».
«C’est un pari que font plusieurs gouvernements en Europe et en Amérique que le marché des voitures électriques sera suffisamment développé et abordable pour prendre le relais
«Les gouvernements indiquent clairement la direction qu’ils souhaitent que l’industrie prenne, mais il n’est pas gagné que le calendrier de 2035 puisse être respecté. Plusieurs conditions doivent être réunies, notamment le renforcement de la grille d’approvisionnement électrique», affirme-t-il.
Il faudra aussi surveiller l’effet de la disparition du programme d’aide financière du gouvernement québécois pour l’achat d’une voiture électrique en 2027, dit M. Montreuil.
«Avec l’arrêt des subventions, quelle sera la réaction des consommateurs? On s’aperçoit que dans les pays qui ont déjà débuté à réduire ces subventions, la vente des véhicules électriques a chuté drastiquement», déclare-t-il.
Sur sa page web présentant le projet de règlement, Québec indique qu’une «évaluation de la maturité du marché est prévue par le gouvernement vers 2030, afin de permettre d’éventuels ajustements, pour garantir une transition réussie en 2035».
M. Gonzalez croit également que «le projet de transition du parc automobile n’a pas encore subi le test politique crucial des électeurs». Il reste une bonne partie de la population qui «n’a pas vraiment été confrontée au dilemme de passer ou non à l’électrique».
«Si, comme le gouvernement l’espère, l’évolution du marché aura amené de fortes réductions de coûts dans le monde des véhicules électriques, ça pourra aller, mais, dans le cas contraire, des voix s’élèveront pour réclamer des exemptions ou un report du calendrier», pense-t-il.