Des centaines de loups, d’ours et de coyotes tués pour tenter d’aider le caribou

Stéphane Blais, La Presse Canadienne
Des centaines de loups, d’ours et de coyotes tués pour tenter d’aider le caribou

MONTRÉAL — Dans les dernières années, des centaines de loups, d’ours et de coyotes, mais aussi d’autres animaux ont été tués dans le cadre de programmes du gouvernement du Québec pour aider à la survie du caribou. Mais le ministère de l’Environnement ignore si ces mesures controversées, qui visent à contrôler la prédation du cervidé sont efficaces.

En Gaspésie, «168 coyotes ont été piégés dans le cadre du piégeage hivernal en 2023» et entre «38 et 144 coyotes» sont piégés chaque été pour protéger le caribou, selon des données du ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs.

Des ours noirs, entre «23 et 110» par an «dans le cadre du piégeage estival», sont également abattus pour protéger les caribous montagnards dans cette région.

Des loups sont aussi éliminés afin d’aider les populations de caribous. Par exemple, depuis 2020, «85 loups ont été récoltés par des piégeurs dans la région de Charlevoix» et entre 2011 et 2019, 44 loups ont été abattus en Abitibi-Témiscamingue.

Mais ces programmes de contrôle de prédation qui existent depuis plusieurs années, même depuis des décennies dans le cas de la Gaspésie, n’ont pas permis de limiter le déclin des caribous.

Pire, dans le cas de la Gaspésie, «aujourd’hui, les prédateurs, en plus d’être plus abondants, ils sont plus efficaces», selon le professeur Martin-Hugues St-Laurent, dont les travaux portent sur les impacts de l’altération des habitats sur l’écologie des grands mammifères comme le caribou.

Celui qui dirige le programme de recherche en écologie animale à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR) a souligné qu’éliminer des prédateurs peut difficilement être efficace si l’habitat du caribou continue d’être altéré.

«De 1990 à aujourd’hui, on a récolté à peu près 50 à 60 % des vieilles forêts qu’il y avait autour du parc de la Gaspésie, alors c’est sûr que pendant qu’on enlève les prédateurs, si on récolte la moitié de la forêt, on vient contrecarrer l’effet positif du contrôle des prédateurs, donc on a un petit peu travaillé à l’envers», a expliqué Martin-Hugues St-Laurent.

Le ministère ignore si ses mesures sont efficaces

La Presse Canadienne a questionné le ministère de l’Environnement sur l’efficacité des mesures de contrôle de prédation du caribou.

Dans un échange de courriels, la directrice des communications du ministère, Ève Morin Desrosiers, a répondu que «les effets des actions visant les prédateurs du caribou ne sont perceptibles qu’après plusieurs années de contrôle intensif et soutenu, ce qui n’est pas le cas actuellement».

Pour le ministère, un «contrôle intensif» signifie que le programme «cible une réduction considérable de la densité de prédateurs et couvre de grandes superficies».

La porte-parole du ministère a également apporté cette précision: «Considérant que le ministère et ses partenaires ne déploient pas actuellement de tels programmes intensifs (…), il n’est pas possible d’évaluer l’effet de cette mesure au Québec sur les taux de survie des caribous adultes ou sur le taux de recrutement».

Des programmes qui fonctionnent si on tue beaucoup de prédateurs

Martin-Hugues St-Laurent a expliqué qu’il y a «un lien entre le prélèvement d’individus, de coyotes, d’ours ou de loups et l’augmentation de la qualité du cheptel de caribous, mais pour que ça fonctionne vraiment, il faut pousser la machine vraiment très fort. Ça prend un prélèvement de prédateurs qui est très, très, très imposant».

Ailleurs au pays, le contrôle des prédateurs du caribou a parfois mené à une meilleure santé des hardes.

Par exemple, au début des années 1980 au Yukon, le gouvernement a mis en place un programme d’abattage qui a réduit «de 83 à 86 % la population de loups», ce qui a permis à la population de caribous de la Finlayson, qui était estimée à environ 2000, de presque doubler et de mettre fin à son déclin.

C’est ce qu’on peut lire dans un article publié dans le journal Conservation Science and Practice en 2022, dont le titre est «Efficacy and ethics of intensive predator management to save endangered caribou» et auquel le professeur Saint-Laurent a participé.

Cet article rapporte également «qu’un examen des programmes de gestion du loup dans l’ouest de l’Amérique du Nord a conclu que l’élimination des loups ne serait efficace que si 65 à 80 % des loups ont été éliminés sur une zone et une durée suffisantes, généralement 4 ans».

L’étude indique aussi que pour permettre à une population de caribous de croître après l’élimination de la majorité des prédateurs sur son territoire, «il faut s’attaquer au mécanisme sous-jacent de la prédation excessive» et «pour de nombreuses populations de caribous, cela nécessitera une restauration ou un rétablissement de l’habitat» pour réduire «l’efficacité de chasse du prédateur».

En d’autres mots, pour que les programmes de contrôle de prédateurs fonctionnent, il faut restaurer l’habitat du caribou, plutôt que de continuer à perturber l’animal en coupant des arbres dans son habitat.

Des mesures contre-productives?

Le biologiste et photographe animalier Hugues Deglaire fait partie de ceux qui s’interrogent sur la pertinence d’éliminer des animaux pour tenter d’en sauver d’autres.

Il a travaillé comme naturaliste pendant 5 ans dans l’habitat du caribou au parc National de la Gaspésie, ou des programmes de contrôle des prédateurs sont en place.

«J’ai eu des questionnements quotidiens, je montais les montagnes pratiquement au quotidien et ça me torturait parce que je me disais:  »mais on est probablement en train de faire n’importe quoi »».

En éliminant de grands prédateurs, on risque de causer «plein d’impacts imprévisibles sur les autres éléments de l’écosystème», a ajouté Hugues Deglaire, qui est l’un des cofondateurs de l’Association québécoise pour la protection et l’observation de la faune (AQPOF).

Selon cette organisation, les programmes de contrôle des prédateurs peuvent parfois produire l’effet contraire de ce qui est recherché.

«Les coyotes ont tendance à vivre en famille et même un peu en meute» et «lorsqu’ils se sentent persécutés, ils vont se séparer, et souvent en couple», alors «au lieu d’avoir une famille avec un couple reproducteur, vous allez avoir trois familles, avec trois couples reproducteurs», donc après quelques années, il y aura plus de prédateurs, a expliqué M. Deglaire.

Cette hypothèse est répandue chez les groupes de protection des animaux qui s’opposent aux piégeages des canidés.

«C’est connu que la reproduction sera stimulée, car chaque individu restant a accès à davantage de ressources», ce qui induit donc «une meilleure condition physique et un meilleur investissement dans la survie et la reproduction», a indiqué Martin-Hugues St-Laurent.

Toutefois, le professeur d’écologie animal a apporté cette nuance: «Il est rarissime que l’abondance dépasse les nombres vus avant le programme de contrôle. Cette question est complexe et souvent mal documentée ou documentée de manière tendancieuse par certaines organisations animalistes ou à vocation éthique».

Des martes, des renards et des lynx piégés

Hugues Deglaire a expliqué qu’il lui est arrivé de constater que des animaux qui ne sont pas des prédateurs du caribou se fassent piéger accidentellement.

«Les pièges à collet ne sont pas sélectifs», car «un collet pour le loup ou le coyote peut également prendre des martes, des renards ou des lynx», a expliqué le biologiste et photographe animalier qui a également a souvent observé des animaux souffrir en raison des pièges à prédateurs.

Questionnée sur le sujet, la porte-parole du ministère de l’Environnement a indiqué «qu’il arrive en effet que des captures d’espèces non ciblées soient réalisées», mais que «les méthodes de piégeage employées visent toutefois à minimiser ces captures accidentelles, par exemple en sélectionnant des engins de piégeage particuliers ou en incluant des systèmes permettant la libération».

La Presse Canadienne a demandé au cabinet du ministre de l’Environnement, Benoit Charette, s’il avait des informations qui montrent que le contrôle des prédateurs du caribou fonctionne.

Le cabinet a simplement répondu que «les mesures de gestion des populations comme le contrôle des prédateurs font partie des recommandations du ministère pour la protection du caribou» et que «ce type d’intervention est aussi préconisée ailleurs au Canada».

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