MONTRÉAL — Même si les victimes du tabac et les provinces doivent se partager plus de 32 milliards $ provenant des compagnies de tabac, trois grandes organisations de lutte contre le tabagisme s’élèvent contre cette entente hors cour, l’estimant contraire aux objectifs de santé publique du pays.
L’entente présentée le 17 octobre, qui prévoit le versement de près de 7 milliards $ aux personnes victimes du tabac et de près de 25 milliards $ aux provinces pour le remboursement des coûts de santé, doit être entérinée par les principaux créanciers le 12 décembre.
Les trois organisations, la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac, Médecins pour un Canada sans fumée et Action on Smoking and Health (ASH Canada) demandent au gouvernement fédéral de ne pas signer l’entente.
«Entente perverse»
«L’entente est tellement perverse qu’il y en a une partie qui stipule que les fabricants ont l’obligation de poursuivre leurs pratiques commerciales avec l’objectif de ne pas nuire aux réclamations des provinces, au paiement des provinces», s’insurge la co-directrice de la Coalition québécoise, Flory Doucas. «C’est donc dire que l’entente vient encourager l’industrie à poursuivre son modèle d’affaires, ces pratiques qui ont fait l’objet du jugement du plus haut tribunal du Québec en disant que c’était un grand préjudice aux consommateurs», poursuit-elle en entrevue avec La Presse Canadienne.
Cette entente est en fait un plan d’arrangement avec les créanciers, les trois grands cigarettiers Imperial Tobacco, Rothmans Benson & Hedges et JT Macdonald s’étant placés sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies en 2019 après avoir été condamnés par la Cour d’appel du Québec à payer 6,8 milliards $ aux membres de deux actions collectives intentées contre eux au Québec seulement. Les entreprises se savaient vulnérables puisque des recours semblables seraient venus de partout ailleurs au Canada alors que les gouvernements provinciaux, eux, réclamaient plus d’un millier de milliards de dollars pour les frais déboursés en soins de santé aux victimes du tabagisme. Cette entente intervenait à l’issue de 25 ans de démarches judiciaires.
Une opposition symbolique
Un éventuel refus d’Ottawa n’aurait qu’un aspect symbolique, cependant, la créance d’Ottawa ne s’élevant qu’à un peu plus de 300 000 $. «Ce n’est pas suffisant pour renverser l’entente ou pour dicter des conditions, soupire Mme Ducas. Mais on demande au gouvernement fédéral de s’opposer à l’entente parce qu’elle est inadéquate, surtout pour le gouvernement fédéral qui, dans les faits transfère, a transféré et continuera de transférer les fonds pour le traitement de ceux qui tomberont malades à travers le Canada, en raison des produits du tabac et des autres produits fabriqués par ces mêmes compagnies-là.»
Elle rappelle qu’Ottawa a pour objectif de réduire le tabagisme à 5 % d’ici 2035, «mais dans le plan qui est proposé, on engage les compagnies à poursuivre leur fabrication, leurs ventes de cigarettes pour faire les paiements à l’ensemble des créanciers».
Ottawa devra rembourser 1,8 milliard $ aux cigarettiers
Pire encore, l’entente coûtera 1,8 milliard $ au gouvernement fédéral selon les trois organismes qui expliquent que les cigarettiers ont accumulé environ 12 milliards $ depuis 5 ans pour payer les montants auxquels ils ont été condamnés, des sommes qui ont été taxées comme le sont normalement les revenus d’entreprise. En devenant une pénalité à payer, ces revenus ne seront plus imposables et Ottawa devra donc rembourser l’impôt perçu sur ces revenus, un montant que l’on évalue à 1,8 milliard $.
Avec une créance d’un peu plus de 300 000 $, Ottawa sera largement perdant de cette entente, contrairement aux provinces, qui se réjouissent de cet influx soudain d’argent et qui, sans surprise, ont déjà donné leur approbation. Le Québec, par exemple, doit recevoir 6,65 milliards $ à terme, alors que l’Ontario encaissera 7,14 milliards $. Un éventuel remboursement d’impôt de leur part n’aura certainement pas le même impact que pour le fédéral.
Les doléances des organismes ne s’arrêtent pas là, précise Flory Doucas: «L’entente sépare explicitement tout ce qui touche les autres produits fabriqués par ces compagnies-là, notamment les nouveaux produits de vapotage. Les gouvernements n’iront pas chercher les profits sur ces produits. L’entente aurait dû chercher à encadrer ou à assurer qu’on n’allait pas répéter les torts avec d’autres produits. On n’a mis aucune balise sur le comportement de l’industrie. C’est non seulement regrettable, c’est tragique parce que c’est comme si on s’enlignait pour répéter le même fiasco qu’on a vécu il y a plus de 30 ans», peste la militante antitabac.
L’argent devant la santé publique
Elle pousse sa logique plus loin, déconstruisant le modèle économique de vente des produits du tabac «à travers des réseaux privés sur laquelle elle a une forte influence. L’industrie exploite et instrumentalise les détaillants pour atteindre des cibles de vente et pour faire de la promotion. On pourrait peut-être penser à un autre modèle, comme on a par exemple avec la SQDC (Société québécoise du cannabis).»
Elle souligne qu’il n’y a rien d’étonnant dans l’absence de démarche préventive dans le plan d’arrangement avec les créanciers «parce que la grande majorité des provinces et des territoires sont représentés par des cabinets privés d’avocats pour qui la seule chose qui était importante, c’était l’argent parce qu’ils prennent une partie de ce que la province va recevoir. Les mesures de santé publique ou une réforme transformatrice de l’industrie ne leur rapportaient rien.»
Réduction des transferts en santé?
Elle va même jusqu’à se demander si Ottawa serait en position de réduire les transferts en santé aux provinces: «Pourquoi devrait-il faire le transfert des fonds en santé dans les années à venir, alors que les provinces vont tirer 85 % des profits des compagnies au niveau des produits du tabac?»
«Notre opposition n’aura pas pour effet de retarder les réclamations des victimes, affirme-t-elle, mais il faut repenser l’entente, ses répercussions sur les provinces parce que pour le moment, elle a un effet très pervers sur les consommateurs, sur la santé publique et je pense que ça lance un très dangereux précédent par rapport à toutes sortes d’autres industries.»