Sur la route des «trente arpents»

On ne réécrit pas l’Histoire, on fait la narration des évènements qui la constituent. Plus le temps passe, plus la trame devient l’ombre d’elle-même avant de s’effacer.

Alors, peut-on réécrire une fiction inspirée directement par le mode de vie des campagnards il y a 75 ans? C’est la question que je me posais en ouvrant Euchariste Moisan (Leméac, 2013), long monologue intérieur du personnage éponyme inspiré au cinéaste écrivain Denys Arcand par le père déchu de Trente arpents, le premier roman de Ringuet publié à Paris, chez Flammarion, en 1938.

Qu’elle était loin dans ma mémoire la triste histoire de la famille Moisan racontée par le Dr Philippe Panneton et parue sous le pseudonyme de Ringuet! Je m’y suis donc remis et me suis ainsi imprégné de l’univers hyperréaliste de cette ruralité d’autrefois dans lequel se déroule le drame de Trente arpents. J’ai aussi consulté l’excellent dossier préparé par Josée Bonneville et André Vanasse pour accompagner l’anthologie intitulée Trois visions du terroir; les auteurs y situent Ringuet et Albert Laberge dans le courant naturaliste qu’a connu la littérature française à la fin du 19e siècle, où «les écrivains naturalistes se montr[ent] pessimistes lorsqu’il s’agit de la terre.»

Nul doute: Denys Arcand a su s’approprier Euchariste Moisan et en faire l’antihéros de sa propre fiction. Bien que nous ne sommes jamais très loin du personnage de Trente arpents, nous l’accompagnons autrement sur la route de la déchéance. Comment appeler autrement son entêtement à vouloir poursuivre la tradition de transmettre la terre familiale à l’aîné des fils quand cette terre n’est plus tout à fait nourricière? En effet, Euchariste est parvenu à tout détruire autour de lui, sa famille d’abord, par un respect déraisonnable des diktats de l’Église – une femme fragile à qui il faut faire des enfants, un fils aîné devenu prêtre et deux filles entrées en communauté, le dur labeur quotidien ordonné aux autres -, et par fierté démesurée de cette propriété qui lui échappe jour après jour, sans qu’il s’en rende compte.

En l’accompagnant régulièrement chez le notaire qui, comme cela était alors la coutume, devait faire profiter l’argent qu’il lui apportait, on comprend qu’il se fera enfirouaper par le clerc. Que dire de ce lopin de terre inculte vendu à un voisin à un prix alors abusif qui rendra à son nouveau propriétaire plus qu’au centuple, ce qui fera perdre la tête au père Moisan.

Suivant le rythme des saisons comme l’a fait Ringuet dans son roman, Denys Arcand nous fait suivre pas à pas le démembrement de la famille Moisan, chacun s’éloignant de la maison paternelle jusqu’à Euchariste qui, jeté sur la dèche après avoir voulu thésauriser au-delà du possible, se retrouve veilleur de nuit en territoire hostile, dans une ville états-unienne où habite un de ses fils. La terre, autrefois le bien suprême où faire grandir une famille nombreuse et exercer un certain pouvoir sur le milieu paroissial, implose et enterre littéralement tous les espoirs.

Le cinéaste écrivain notait, en 4e de couverture de la réédition du roman de Ringuet chez Bq, que «Trente arpents est une œuvre implacable. Toute la littérature québécoise est une littérature de la tristesse, du renoncement et du chagrin. À l’image de notre réalité qui a toujours été bien éloignée de tous les rêves échevelés que nous nous sommes obstinés à nourrir.» C’est dans le respect de cette façon d’appréhender la fiction qui s’écrit chez nous que l’auteur met entre nos mains son Euchariste Moisan, nous obligeant ainsi de faire notre devoir de mémoire d’un proche passé.

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