Une poignée d’éponges de mer vieilles de plusieurs siècles provenant des profondeurs des Caraïbes incite certains scientifiques à penser que le changement climatique causé par l’homme a commencé plus tôt et a réchauffé la planète plus qu’ils ne le pensaient.
Ils estiment que la planète a déjà dépassé l’objectif approuvé au niveau international de limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré Celsius depuis l’ère préindustrielle, atteignant 1,7 degré à partir de 2020.
Ils ont analysé six éponges à longue durée de vie ― des animaux simples qui filtrent l’eau ― pour y trouver des relevés de croissance qui documentent les changements de température de l’eau, l’acidité et les niveaux de dioxyde de carbone dans l’air, selon une étude publiée lundi dans la revue Nature Climate Change.
D’autres scientifiques se sont montrés sceptiques quant à l’affirmation de l’étude selon laquelle le monde s’est réchauffé beaucoup plus qu’on ne le pensait. Mais si les calculs de l’éponge sont exacts, les répercussions seront importantes, selon les auteurs de l’étude.
«Le tableau d’ensemble est que l’horloge du réchauffement de la planète pour la réduction des émissions afin de minimiser le risque de changements climatiques dangereux est avancée d’au moins une décennie, a déclaré l’auteur principal de l’étude, Malcolm McCulloch, géochimiste marin à l’université de l’Australie occidentale. En fait, le temps presse.»
«Nous avons une décennie de moins que ce que nous pensions, a expliqué M. McCulloch à l’Associated Press. C’est vraiment un journal de bord ― quel est le mot? ― de catastrophe imminente.»
Au cours des dernières années, les scientifiques ont observé des conditions météorologiques plus extrêmes et plus néfastes ― inondations, tempêtes, sécheresses et vagues de chaleur ― que ce à quoi ils s’attendaient compte tenu du niveau actuel de réchauffement.
Selon Amos Winter, coauteur de l’étude et paléo-océanographe à l’université d’État de l’Indiana, l’une des explications serait que le réchauffement a été plus important que ce que les scientifiques avaient initialement calculé. Selon lui, cette étude soutient également la théorie de l’accélération du changement climatique, proposée l’année dernière par James Hansen, ancien haut responsable scientifique de la NASA.
«Ce n’est pas une bonne nouvelle pour le changement climatique mondial, car cela implique un réchauffement plus important», a déclaré Natalie Mahowald, une climatologue à l’université de Cornell qui n’a pas participé à l’étude.
De nombreuses espèces d’éponges vivent longtemps et, au fur et à mesure de leur croissance, elles enregistrent dans leur squelette les conditions de l’environnement qui les entoure. Les scientifiques utilisent depuis longtemps les éponges en même temps que d’autres proxys ― cernes d’arbres, carottes de glace et coraux ― qui témoignent naturellement des changements survenus dans l’environnement au cours des siècles. Cela permet de compléter les données antérieures au XXe siècle.
Les éponges, contrairement aux coraux, aux anneaux de croissance des arbres et aux carottes de glace, sont traversées par des flux d’eau provenant de toutes parts, ce qui leur permet d’enregistrer les changements écologiques sur une plus grande surface, expliquent MM. Winter et McCulloch.
Ils ont utilisé les mesures d’une espèce rare de petites éponges à coquille dure pour créer un enregistrement des températures pour les années 1800 qui diffère grandement des versions scientifiquement acceptées utilisées par le groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat des Nations unies. L’étude révèle que le milieu du XIXe siècle était plus froid d’environ un demi-degré Celsius que ce que l’on pensait auparavant, le réchauffement dû aux gaz qui piègent la chaleur ayant commencé environ 80 ans plus tôt que les mesures utilisées par le GIEC. Les chiffres du GIEC indiquent que le réchauffement s’est amorcé juste après 1900.
Selon MM. McCulloch et Winter, il est logique que le réchauffement ait commencé plus tôt que ne l’indique le GIEC, car au milieu des années 1800, la révolution industrielle avait commencé et le dioxyde de carbone était rejeté dans l’air. Les scientifiques ont établi que le dioxyde de carbone et d’autres gaz issus de la combustion de combustibles fossiles sont à l’origine du changement climatique.
Selon les auteurs de l’étude, ces éponges orange rouille à longue durée de vie ― l’une d’entre elles avait plus de 320 ans lorsqu’elle a été collectée ― sont spéciales d’une manière qui en fait un outil de mesure idéal, meilleur que ceux que les scientifiques utilisaient entre le milieu et la fin du XIXe siècle.
«Ce sont des cathédrales de l’histoire, de l’histoire humaine, qui enregistrent le dioxyde de carbone dans l’atmosphère, la température de l’eau et le pH de l’eau», a expliqué M. Winter.
«Elles sont magnifiques, a-t-il ajouté. Elles ne sont pas faciles à trouver. Il faut une équipe spéciale de plongeurs pour les trouver.»
C’est parce qu’elles vivent à une profondeur de 33 à 98 mètres, dans l’obscurité, a expliqué M. Winter.
Le GIEC et la plupart des scientifiques utilisent des données de température datant du milieu des années 1800, qui proviennent de navires dont les équipages prenaient des mesures de température en abaissant des seaux en bois pour puiser de l’eau. Certaines de ces mesures peuvent être faussées en fonction de la manière dont la collecte a été effectuée ― par exemple, si l’eau a été recueillie à proximité d’un moteur de bateau à vapeur chaud. Mais les éponges sont plus précises parce que les scientifiques peuvent suivre les minuscules dépôts réguliers de calcium et de strontium sur le squelette des créatures. Les eaux chaudes contiennent plus de strontium que de calcium, et les eaux froides contiennent plus de calcium que de strontium, a expliqué M. Winter.
Le climatologue Michael Mann, de l’Université de la Pennsylvanie, qui n’a pas participé à l’étude, est depuis longtemps en désaccord avec les données de base du GIEC et pense que le réchauffement a commencé plus tôt. Il n’en demeure pas moins sceptique quant aux conclusions de l’étude.
«À mon avis, il est peu crédible de prétendre que les données instrumentales sont erronées sur la base de paléoéponges provenant d’une seule région du monde. Honnêtement, cela n’a aucun sens pour moi», a déclaré M. Mann.
Lors d’une conférence de presse, MM. Winter et McCulloch ont défendu à plusieurs reprises l’utilisation des éponges en tant qu’indicateur précis des changements de température dans le monde. Ils ont déclaré qu’à l’exception des années 1800, leur reconstitution des températures à partir des éponges correspondait aux relevés mondiaux effectués par des instruments et d’autres données indirectes telles que le corail, les carottes de glace et les cernes de croissance des arbres.
Même si ces éponges ne se trouvent que dans les Caraïbes, MM. McCulloch et Winter estiment qu’elles constituent une bonne représentation du reste du monde, car elles se trouvent à une profondeur qui n’est pas trop affectée par les cycles chauds et froids d’El Niño et de La Niña, et l’eau correspond bien aux températures mondiales de l’océan.
Michael Oppenheimer, un climatologue à l’université de Princeton qui n’a pas participé à l’étude sur les éponges, a rappelé que même si l’équipe de M. McCulloch a raison de parler d’une base de référence plus froide dans les années 1800, cela ne devrait pas vraiment changer les niveaux de danger fixés par les scientifiques dans leurs rapports. En effet, les niveaux de danger «ne sont pas liés à la valeur absolue des températures préindustrielles», mais plutôt à l’ampleur de l’évolution des températures à partir de cette époque.
Bien que l’étude se soit arrêtée à 2020 avec un réchauffement de 1,7 degré Celsius depuis l’ère préindustrielle, un record de chaleur en 2023 porte ce chiffre à 1,8 degré, a souligné M. McCulloch.
«Le rythme du changement est beaucoup plus rapide que nous le pensions, a déclaré M. McCulloch. Nous nous dirigeons vers des scénarios très dangereux pour l’avenir. Et le seul moyen d’arrêter cela est de réduire les émissions. De toute urgence.»