MONTRÉAL — Ottawa a mis sa menace à exécution mercredi après-midi en amorçant officiellement les démarches pour imposer un décret à Québec afin de forcer la province à protéger trois populations de caribous, soit celles de Val-d’Or, Charlevoix et Pipmuacan.
Le ministre de l’Environnement, Steven Guilbeault, a annoncé que le gouvernement fédéral entame les consultations pour définir l’étendue des zones potentielles de protection et la portée des interdictions du décret d’urgence visant à protéger le caribou, «à la suite de l’échec du gouvernement du Québec».
Les habitats des trois populations de caribous forestiers «les plus à risque au Canada», selon le ministre de l’Environnement, sont visés par le décret, soit Val-d’Or, Charlevoix et Pipmuacan.
Les deux populations de caribous de la Gaspésie pourraient également faire l’objet d’un décret.
«Pour celles de la Gaspésie, j’attends un rapport des experts et scientifiques du Service canadien de la faune et d’Environnement Canada pour voir si on devrait le faire», a indiqué le ministre Guilbeault en entrevue avec La Presse Canadienne, mercredi après-midi.
À Val-d’Or, Charlevoix et Pipmuacan, «on limiterait beaucoup les activités industrielles» dans les zones d’habitat. «Donc, on pense notamment à la coupe forestière», a expliqué le ministre, en ajoutant que d’autres activités pourraient être visées.
Dans certaines régions, l’industrie forestière prive le caribou de son habitat et de sa nourriture. Également, les chemins forestiers favorisent le déplacement des prédateurs naturels du caribou, a rappelé le ministre Guilbeault.
«Le Québec possède à peu près 500 000 kilomètres de routes forestières. Et ces routes-là, essentiellement, ce sont des autoroutes à prédateurs. Alors ça permet aux prédateurs comme l’ours et le loup de se déplacer très rapidement. Et c’est l’une des raisons du déclin du caribou», donc «on pourrait peut-être cibler plusieurs de ces routes-là et les reboiser puisqu’elles ne sont plus utilisées par l’industrie forestière. Alors, il y a différentes choses comme ça qu’on pourrait mettre en place», a précisé le ministre.
Trois populations en péril
Le Québec compte environ 15 % de la population de caribou boréal du pays, également appelé caribou forestier.
Dans un document d’information sur le décret, Environnement et Changement climatique Canada rappelle que les populations de Val-d’Or et de Charlevoix vivent en enclos à longueur d’année avec respectivement 9 et 30 individus.
«Val-d’Or a déjà franchi le seuil de quasi-disparition et Charlevoix demeure très près d’atteindre ce seuil. Avec moins de 300 bêtes, la population de Pipmuacan pourrait franchir ce seuil dans un horizon d’environ 10 ans», peut-on lire dans le document publié mercredi.
La balle est dans le camp de Québec, selon Ottawa
«On a décidé de prendre le taureau par les cornes», a indiqué le ministre Guilbeault en entrevue, mais «rien n’empêche le gouvernement du Québec, dans les prochaines semaines, les prochains mois, de mettre en place le plan qu’il s’était lui-même engagé à mettre en place. Et j’espère qu’il va encore le faire. Et moi, je suis prêt à travailler avec le gouvernement du Québec là-dessus ».
Au cours des prochaines semaines, le gouvernement du Canada compte consulter «le gouvernement du Québec, les communautés autochtones du Québec, la population et les parties impliquées et intéressées, notamment les communautés locales et les industries afin de préciser l’étendue des zones potentielles de protection et la portée des interdictions proposées dans ces zones. À la suite de ces consultations, l’élaboration du décret sera finalisée», peut-on lire dans le document d’information sur le décret fédéral.
Les ministres se traitent mutuellement d’irresponsables
Mercredi matin, avant que l’annonce soit officielle, le ministre de l’Environnement du Québec, Benoit Charette, s’est insurgé contre l’intention de son homologue fédéral en affirmant qu’il était «irresponsable» qu’Ottawa menace Québec d’un décret «sans savoir quels seraient les impacts au niveau des populations locales, sans avoir évalué les impacts socio-économiques» sur les populations qui vivent de l’industrie forestière.
Benoit Charette a indiqué que «plusieurs milliers d’emplois seraient compromis» par un décret fédéral pour protéger l’espèce.
Ce à quoi le ministre Steven Guilbeault avait répondu que «c’est très prématuré et c’est très irresponsable d’avancer des chiffres comme ça», sans savoir notamment quel territoire serait assujetti au décret.
«Faisons une consultation pour déterminer quelles zones doivent être protégées et pour comprendre quels seraient éventuellement les impacts socio-économiques, et comment on adresse ces impacts socio-économiques», avait-il ajouté.
Une nouvelle analyse
Un document produit le 18 juin, soit mardi, par le ministère des Ressources naturelles et des Forêts du Québec indique que «la prise d’un décret pour les populations isolées» de caribous de Charlevoix, Pipmuacan et Val-d’Or «provoquerait une baisse de possibilité forestière de 1 100 000 m3 bruts/an», ce qui provoquerait «une perte estimée à environ 2400 emplois directs et indirects».
Cette analyse s’est aussi intéressée à d’autres territoires où vit le caribou et a conclu qu’il pourrait y avoir «une perte estimée à plus de 30 000 emplois directs et indirects» si on les protégeait, mais ces territoires ne sont pas visés par la procédure de décret entamée mercredi par Ottawa.
Selon la Loi sur les espèces en péril, un décret du fédéral peut «désigner l’habitat qui est nécessaire à la survie ou au rétablissement de l’espèce dans l’aire visée par le décret» et «imposer des mesures de protection de l’espèce et de cet habitat, et comporter des dispositions interdisant les activités susceptibles de leur nuire».
Des groupes dénoncent l’inaction de Québec
L’organisme environnemental Nature Québec a salué la décision d’Ottawa.
«Devant l’inaction du gouvernement provincial à protéger adéquatement l’habitat des troupeaux de caribous au seuil de l’extinction et à la suite du renvoi aux calendes grecques de la stratégie caribou globale promise depuis 2016, le gouvernement fédéral n’avait pas le choix d’intervenir», a déclaré Alice-Anne Simard, directrice générale de Nature Québec.
Le syndicat Unifor a également dénoncé l’inaction du gouvernement du Québec dans le dossier.
«La nature a horreur du vide. Le fédéral prend la place abdiquée par Québec», a déclaré Daniel Cloutier, directeur québécois d’Unifor.
«Il est inadmissible que les travailleurs forestiers, qui sont au premier plan de cette industrie, soient encore une fois laissés de côté dans la prise de décisions cruciales qui auront un impact certain sur leurs emplois et leurs communautés», a ajouté le directeur d’Unifor.
De son côté, la Fédération québécoise des municipalités (FQM) s’insurge contre le processus de consultation lancé par le gouvernement du Canada.
«Il est inacceptable de procéder à une consultation sur un sujet aussi important pour nos régions durant la période estivale où la majorité des citoyens et des intervenants clés sont en congé», a déclaré Jacques Demers, président de la FQM.
Selon celui qui est également maire de Sainte-Catherine-de-Hatley, «ce décret, s’il est adopté sans une consultation adéquate, pourrait avoir des répercussions économiques sévères sur notre industrie forestière, une pierre angulaire de l’économie régionale».