MONTRÉAL — Québec aura une dernière chance de faire valoir qu’il a raison d’empêcher les demandeurs d’asile détenteurs d’un permis de travail d’avoir accès aux services de garde subventionnés.
La Cour suprême a annoncé jeudi qu’elle acceptait d’entendre la demande d’appel déposée par le Procureur général du Québec.
Cette décision du plus haut tribunal n’est guère étonnante puisqu’il s’agit d’une question complexe qui avait mené d’abord la Cour supérieure et ensuite la Cour d’appel à trancher en faveur de la demanderesse au dossier, Bijou Cibuabua Kanyinda, mais pour des motifs complètement différents.
Mme Kanyinda, originaire de la République démocratique du Congo, était entrée au Québec par le chemin Roxham – un point de passage aujourd’hui fermé – avec ses trois enfants en octobre 2018 et avait présenté une demande d’asile. Avant d’obtenir le statut de réfugiée, elle avait reçu un permis de travail et s’était vu refuser une place en garderie subventionnée à trois reprises parce que le Règlement sur la contribution réduite (RCR) réserve l’accès à ce service aux personnes dont le statut de réfugié est reconnu par Ottawa, et non à celles qui sont en attente de la décision fédérale.
Québec débouté deux fois
En mai 2022, le juge Marc St-Pierre, de la Cour supérieure, avait donné raison à la plaignante parce que, selon lui, le Règlement avait été pris «sans habilitation législative». Le magistrat estimait en effet que la Loi sur les services de garde éducatifs à l’enfance (LSGÉE) «ne prévoit pas expressément un tel pouvoir réglementaire» et, donc, que ce règlement était inopérant.
Le juge St-Pierre, toutefois, n’avait pas donné raison à la plaignante qui alléguait être victime de discrimination, soulignant que rien ne permettait de déterminer dans quelle proportion les femmes demandant l’asile assumeraient les frais supplémentaires de garde de leurs enfants.
En février dernier, la décision de la Cour d’appel, signée par la juge Julie Dutil, avait estimé, au contraire, que Québec avait bel et bien le pouvoir d’adopter un tel règlement, mais les trois juges avaient aussi conclu de façon unanime que ce règlement était discriminatoire envers les femmes et contrevenait, de ce fait, à l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés.
Effet disproportionné sur les femmes
Mme Kanyinda avait plaidé, avec l’aide de données scientifiques et du témoignage d’une experte, que si le règlement ne vise pas directement les femmes, «il a une incidence disproportionnée à l’égard de celles-ci (qui) fait en sorte qu’il est discriminatoire par effet préjudiciable puisque les femmes assument de façon disproportionnée, seules ou en couple, les obligations relatives à la garde et au soin des enfants».
Les trois juges de la Cour d’appel lui avaient ainsi donné raison, expliquant que le juge St-Pierre «ne pouvait réduire son analyse à la part respective des hommes et des femmes dans le paiement des frais de garde». Au contraire, écrivait-on, «l’exclusion résultant (du règlement) crée ou contribue à un effet disproportionné sur le groupe de femmes demandant l’asile».
La juge Dutil était allée plus loin, dépassant le cas de Mme Kanyinda, écrivant que «les femmes subissent un désavantage historique dans le milieu du travail en raison du fait qu’elles assument, de façon disproportionnée, les obligations relatives à la garde et au soin des enfants. La Cour suprême a d’ailleurs reconnu ce fait à de nombreuses reprises. Il en résulte que les femmes ont une participation moindre que les hommes au marché du travail. Le fait que les personnes demandant l’asile sont, de ce seul fait, inadmissibles à la contribution réduite pour les places en garderie subventionnée a manifestement un effet disproportionné sur les femmes de ce groupe.»
Le règlement, concluait-elle, «renforce et perpétue le désavantage historique vécu par les femmes qui souhaitent participer au marché du travail. La distinction qu’il crée en excluant les personnes demandant l’asile constitue donc de la discrimination par effet préjudiciable fondée sur le sexe au sens de l’article 15 de la Charte canadienne.»
Un lien suffisant avec le Québec?
L’avocat du gouvernement avait notamment plaidé que l’objectif du législateur d’exclure les demandeurs était de «donner une aide financière aux personnes qui présentent un lien suffisant avec le Québec». Il ajoutait que l’État ne peut tenir pour acquis qu’une personne qui demande l’asile va rester au Québec.
Or, la Cour d’appel avait répliqué que les travailleurs temporaires, les étudiants étrangers et même les titulaires de permis de séjour temporaire ont droit aux contributions réduites. «Ce dernier cas, écrivait-elle, est particulièrement frappant puisque ce type de permis est octroyé dans des circonstances exceptionnelles afin de permettre à une personne de demeurer au Canada malgré une interdiction de territoire (…). Ce statut est temporaire et révocable en tout temps.»
La table est donc mise pour que le plus haut tribunal clarifie cette situation une fois pour toutes.
Québec applaudit
La décision a été très bien accueillie à Québec, où la ministre de la Famille, Suzanne Roy, a fait valoir que la décision de la Cour d’appel avait eu un impact majeur. «C’est à peu près 7000 places supplémentaires qui doivent être créées pour répondre aux besoins des demandeurs d’asile spécifiquement de zéro à quatre (ans). Ça, ça veut dire 88 CPE.»
Sur la plateforme X, Mme Roy avait ajouté que ces 7000 places représentaient quelque 300 millions $ d’investissements, 120 millions $ de subventions et un ajout de 900 éducatrices.
Son collègue à la Justice, Simon Jolin-Barrette, a réaffirmé la position «très claire» du gouvernement dans ce dossier. «Les juges vont nous entendre d’une façon neutre et impartiale. On va plaider nos arguments et on considère qu’on a de bons arguments», a-t-il dit.
«De l’acharnement judiciaire» accuse la CSN
À l’opposé du spectre, la CSN accuse le gouvernement Legault de faire «de l’acharnement judiciaire sur les demandeuses d’asile». Sa présidente, Carole Senneville, rappelle que le gouvernement a promis de compléter le réseau des services de garde mais n’a toujours pas livré la marchandise.
Dans un communiqué, elle affirme que les solutions au problème sont connues et que de «s’acharner sur les demandeuses d’asile n’en fait pas partie. Ce que ça prend, c’est plus de places dans les centres de la petite enfance (CPE) et dans les services de garde éducatifs en milieu familial ».