Dis-moi d’où tu viens, je te dirai pourquoi tu échanges tes vêtements

Caroline Chatelard, La Presse Canadienne
Dis-moi d’où tu viens, je te dirai pourquoi tu échanges tes vêtements

MONTRÉAL — Le monde change. La façon dont il s’habille aussi. Une nouvelle étude canadienne montre que bon nombre de 18-35 ans férus de mode – ou simplement peu enclins au naturisme – optent pour un mode de consommation circulaire, notamment par l’échange de vêtements. Le phénomène est déjà bien connu. Là où l’étude de l’Université Concordia se démarque, c’est qu’elle se penche sur les raisons socioculturelles derrière ce changement de paradigme.

Le terme «échange» est la version française de «swapping», mais contrairement à ce que sa traduction dans la langue de Molière laisse penser, le terme «swapping» englobe une réalité plus large. La professeure de marketing à Concordia Michèle Paulin, coautrice de l’étude, explique que cela inclut deux méthodes d’échange: formelle et informelle. «Informel, c’est entre amis ou dans une communauté. On fait un événement et on échange des vêtements. Formel, on établit un environnement de détail qui permet une structure derrière ça», résume-t-elle. La version formelle professionnalise donc la chose, en faisant éventuellement payer un droit de participation, même si l’échange reste gratuit.

C’est principalement le pan formel de l’échange qui s’est développé de façon exponentielle chez les 18-35 ans. Notamment grâce à l’avènement de ce monde parallèle de plus en plus présent qu’est le numérique et qui a facilité la mise en relation de personnes aux mêmes valeurs de consommation – ou plutôt de déconsommation – et la création de structures plus ou moins organisées. Mais même si l’évolution technologique joue un rôle important, c’est bien la notion de valeurs qui est centrale.

Les motivations, une question de culture

Farah Armouch, étudiante en maîtrise à Concordia, a lancé l’idée de cette étude dans le cadre de son mémoire. Originaire du Moyen-Orient, elle a découvert au Canada l’échange de vêtements et la pratique l’a intriguée. «Je viens d’une culture qui est différente de celle de l’Amérique, explique-t-elle. Et une de mes premières questions était de savoir si les personnes qui appartiennent à la même culture que moi participeraient à cet échange de vêtements. C’est là qu’est venue l’idée d’introduire la culture dans l’étude, pour voir comment la culture affecterait les motivations.»

Avec les professeurs en marketing Michèle Paulin et Michel Laroche, elle a fait un sondage à travers le monde auprès de 279 personnes ayant entre 18 et 35 ans, originaires de pays divers. Le trio s’est rendu compte que l’échange de vêtements était une pratique mondiale et que les adeptes le faisaient pour des raisons économiques, écologiques, de socialisation ainsi que par conviction en la déconsommation. Mais la prépondérance d’une raison plutôt qu’une autre dépendait de la construction culturelle de la personne, et donc de la société dans laquelle elle a grandi plus que celle dans laquelle elle vit.

Quelqu’un ayant grandi dans un environnement individualiste, qui valorise la réussite personnelle et les besoins de son cercle restreint, ou, au contraire, une personne venant d’un environnement collectiviste, qui va privilégier le bien-être du groupe, n’aura pas la même motivation à faire de l’échange de vêtements. Le premier individu y viendra plutôt pour des raisons pécuniaires tandis que le second sera davantage motivé par les aspects communautaire, environnemental et militant.

De la même façon, la tranche des 18-35 ans s’est distinguée des précédentes par une culture beaucoup plus hédoniste et une culture du paraître très importante. «Ça leur permet de changer de style, de se refaire une image», analyse la professeure Paulin, elle-même adepte de longue date de l’échange de vêtements. Cependant, les cultures hédonistes viennent souvent avec un plus grand sens de l’altruisme, accompagné d’une plus grande conscience écologique et sociale.

Farah Armouch ajoute qu’une sorte de bifurcation s’est opérée à partir de la génération des 35 ans et moins. «C’est vraiment une génération qui a contribué au passage de la propriété d’un produit à la collaboration et donc, c’est là qu’on a eu la naissance du concept de la consommation collaborative.» Ils s’offrent donc une garde-robe flambant neuve (ou presque), le tout en limitant leurs dépenses et leur impact environnemental. «La nouvelle génération, les millénariaux, sont très conscients des problèmes environnementaux et deviennent activistes, défend Mme Paulin. C’est une façon politique d’agir.» Un mouvement qui se diffuse progressivement à travers le monde.

Le Québec, une exception

«On s’est aperçu qu’il y a eu un crescendo vis-à-vis des différents continents. Par exemple, l’Europe est beaucoup plus avancée sur cette notion», soutient la professeure Paulin. Les auteurs notent que l’Amérique du Nord a, historiquement, une culture plus axée sur la réussite personnelle, qui incite moins à l’échange de vêtements en dehors des grandes métropoles où l’influence des jeunes et des artistes vient contrecarrer cette tendance.

Et au sein d’une Amérique du Nord plutôt portée sur l’achat de neuf, le Québec fait presque figure d’exception. La Belle Province a un réseau de consommation circulaire en matière de mode plus développé qu’ailleurs dans la moitié nord du continent. «Le Québec a l’influence francophile qui permet aux autres cultures d’exister, pointe Mme Paulin. Et ça, c’est une chance inouïe d’avoir, ce que j’appelle, un brassage d’idées, de créativité.»

Annette Nguyen est un parfait exemple de ce brassage de culture. C’est l’aspect financier qui l’a d’abord incitée à faire de l’échange de vêtements. Cette avocate de 37 ans a commencé en 2018, car ayant beaucoup de rencontres avec des clients à l’époque, elle ressentait le besoin de renouveler souvent sa garde-robe professionnelle. «Ça commençait à coûter très cher de magasiner, se souvient-elle. Je me suis dit qu’il devait y avoir plusieurs autres femmes dans le même bateau que moi et puis qu’on pouvait peut-être se mettre ensemble et échanger nos vêtements.»

De là est née l’idée du Shwap club, un magasin d’échange de vêtements qui fonctionne sur le principe d’un abonnement. «Comme le gym!», s’amuse d’ailleurs la présidente et fondatrice. Le projet d’Annette a grandi au point qu’une deuxième boutique a ouvert, pour un total de 700 membres environ. Elle précise que, même si l’argument financier tient une place importante dans les motivations de ses abonnés, c’est l’aspect communautaire qui prime. «C’est comme une séance de magasinage ‘feel good’, rapporte Annette Nguyen. Les gens me disent ‘je trouve ça tellement cool de voir d’autres personnes qui essayent les vêtements que j’ai amenés. J’espère que quelqu’un d’autre va être heureux.’»

Changement de regard

Mme Nguyen ne saurait se prononcer pour ses clients, mais en ce qui la concerne, son éducation d’immigrée de deuxième génération a clairement été un facteur déterminant dans sa démarche. «J’ai grandi très très pauvre. Mes parents sont des réfugiés de la guerre du Vietnam, raconte-t-elle. Magasiner en seconde main n’était pas un choix quand j’étais jeune, c’était la seule façon pour nous de se vêtir.» C’est la raison pour laquelle elle n’a jamais perçu les vêtements de seconde main comme sales ou un autre cliché dont sont victimes les habits usagés. «Je le voyais plus comme étant un gage de pauvreté, presque de besoin essentiel, précise-t-elle. Et bizarrement je suis retournée à ça, mais par choix, et non par obligation. Tranquillement, je me suis défaite de cette idée-là.»

Elle constate d’ailleurs que l’image de la seconde main a changé. «Quand j’ai commencé en 2018, c’était beaucoup plus stigmatisé. À cette heure, je pense que les gens sont habitués. C’est quasiment rendu tendance.» Un effet de mode qui, s’il prend de l’ampleur, pourrait généraliser son cercle vertueux. Michèle Paulin le soutient, ce sont les consommateurs qui doivent amorcer le mouvement pour que l’industrie suive.

L’étude de Concordia ne donne qu’un aperçu de la question et ses auteurs espèrent qu’elle incitera à mener des recherches plus approfondies. Ils espèrent aussi qu’elle fera prendre conscience aux marques d’habillement qu’elles doivent adopter des politiques plus responsables et concevoir leurs vêtements dans une perspective durable qui permettrait de garantir leur qualité suffisamment longtemps pour pouvoir les échanger lorsqu’on s’en lasse. Ce premier élan permettrait de réduire les quelque 92 millions de tonnes de déchets produits annuellement par l’industrie de la mode.

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