La Cour suprême retire toutes les décisions unilingues de son site web

Pierre Saint-Arnaud, La Presse Canadienne
La Cour suprême retire toutes les décisions unilingues de son site web

MONTRÉAL — La Cour suprême pourrait avoir réussi à esquiver la requête de Droits collectifs Québec (DCQ), qui a traîné sa Registraire devant la Cour fédérale pour l’obliger à traduire en français les quelque 6000 décisions rendues avant 1969 en anglais seulement.

Le Bureau de la registraire de la Cour suprême a annoncé, vendredi, qu’il retirait du site web de la Cour suprême toutes les décisions du plus haut tribunal qui ne sont pas dans les deux langues officielles et qu’il amorcera la traduction de certaines d’entre elles à compter de 2025. «À partir de maintenant, seuls les jugements traduits seront accessibles en ligne via le site web de la Cour. Les personnes souhaitant avoir accès à l’ensemble des décisions de la Cour, y compris celles rendues avant 1970, peuvent consulter des bases de données en ligne accessibles à tous», a fait savoir le Bureau de la registraire par voie de communiqué.

Devant la Cour fédérale

Droits collectifs Québec avait déposé la semaine dernière une requête devant la Cour fédérale visant à obliger le Bureau de la registraire, qui est le bras administratif de la Cour suprême, à traduire les anciennes décisions de la Cour suprême. L’organisme avait ciblé le Bureau de la registraire puisque la Cour suprême elle-même est à l’abri de procédures judiciaires en vertu du principe de l’indépendance des tribunaux.

Le litige repose sur le fait qu’avant l’adoption de la Loi sur les langues officielles, en 1969, la Cour suprême rendait ses décisions uniquement dans la langue où la cause avait été plaidée.

Le simple fait de retirer les décisions unilingues du site web pourrait déjouer les procédures entamées par Droits collectifs Québec, malgré deux avis du commissaire aux langues officielles, Raymond Théberge, qui avait déterminé, d’abord dans un rapport préliminaire d’enquête en juin dernier et ensuite dans son rapport final présenté en septembre, que le fait de ne pas rendre disponibles les jugements antérieurs à 1969 dans les deux langues constituait une infraction à la Loi sur les langues officielles.

Une porte de sortie

Cependant – et c’est sur cette subtilité que vient jouer la décision du Bureau de la registraire – le commissaire avait donné raison à la Cour suprême et reconnu que la Loi sur les langues officielles ne s’applique pas aux décisions rendues avant son adoption. Il avait toutefois conclu qu’il en va tout autrement quand vient le temps de mettre ces décisions en ligne. La Loi, avait-il fait valoir, oblige l’usage des deux langues dans les communications administratives des institutions fédérales avec le public. En d’autres termes, même si la Cour n’avait pas à rendre ses décisions dans les deux langues avant 1969, «l’action administrative subséquente de la Cour suprême consistant à publier ces mêmes décisions, dans ce cas sur son propre site web, est ce qui déclenche l’application (…) de la Loi».

L’avis du commissaire, sur lequel repose l’argumentaire de Droits collectifs Québec devant la Cour fédérale, ne tient donc plus si les décisions unilingues ne sont plus sur le site web de la Cour suprême. Elles demeurent néanmoins disponibles, comme le souligne le Bureau de la registraire, sur des sites web publics qui ne relèvent pas de sa compétence.

Des traductions partielles

Le Bureau de la registraire concède toutefois, sans le dire ouvertement, que l’argument de Droits collectifs Québec est justifié, du moins en partie. Il annonce donc, à compter de l’an prochain, alors que la Cour suprême célébrera son 150e anniversaire, «la traduction des décisions antérieures à 1970 qui sont les plus importantes d’un point de vue historique ou jurisprudentiel. Elles seront alors accessibles en français et en anglais sur le site web de la Cour».

Interrogé par La Presse Canadienne sur les critères qui détermineront l’importance historique ou jurisprudentielle des décisions en question, le Bureau de la registraire s’est contenté de répondre dans un courriel laconique que «nous ne formulerons pas de commentaires au-delà des informations mentionnées dans le communiqué que vous avez reçu cet après-midi».

Dans ce communiqué, le Bureau a également précisé que les traductions qu’il mettra en ligne «n’auront toutefois pas un caractère officiel, étant donné qu’elles ne peuvent pas être approuvées par les juges qui les ont rendues, ceux-ci étant tous décédés».

Une pratique «exemplaire»

Il rappelle par ailleurs que, «quand la Loi sur les langues officielles est entrée en vigueur en 1970, le Bureau du registraire a fait en sorte que tous les nouveaux jugements soient rendus à la fois en français et en anglais» et prend soin d’ajouter que «le Commissaire aux langues officielles du Canada a reconnu que cette pratique était « exemplaire »».

Le juge en chef de la Cour suprême, Richard Wagner, a déjà signifié son opposition à cette demande de traduction de l’ensemble des décisions de sa Cour, invoquant d’une part des coûts déraisonnables et, d’autre part, l’inutilité de la démarche en raison de la désuétude des décisions antérieures à 1970. Au moment de déposer la requête en Cour fédérale, le 1er novembre dernier, le président de Droits collectifs Québec, Daniel Turp, avait balayé cet argument du revers de la main en prenant l’exemple de la décision Roncarelli contre (Maurice) Duplessis, rendue en anglais en 1959, un important jalon juridique dans l’affirmation de la liberté de religion. «Cette décision a été citée 1317 fois par les tribunaux. Juste en 2024, elle a été citée 30 fois», avait-il fait valoir.

La requête présentée en Cour fédérale visait quatre conclusions, soit d’obtenir un jugement démontrant que l’absence de version française des décisions représente bel et bien une infraction, d’ordonner au Bureau de la registraire de les traduire d’ici trois ans, de forcer le Bureau à présenter une lettre d’excuses formelle et officielle aux francophones du Canada et de le condamner à verser 1 million $ en dommages-intérêts, somme à être versée à des organismes voués à la promotion et à la défense de la langue française.

Au-delà de l’avis du Commissaire aux langues officielles, Droits collectifs Québec était également fort d’une décision rendue par la Cour suprême elle-même en 1985, dans laquelle elle avait obligé le gouvernement du Manitoba à traduire en français toutes ses lois depuis 1867.

L’organisme n’avait pas encore réagi au moment d’écrire ces lignes.

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