La fermeture de sites de consommation supervisée inquiète en Ontario

Liam Casey et Chris Young, La Presse Canadienne
La fermeture de sites de consommation supervisée inquiète en Ontario

TORONTO — Reggie Garrett a gardé quelques souvenirs forts de la première fois où il a été sauvé d’une surdose mortelle.

Il y a quelques années, alors qu’il se trouvait dans un centre de consommation supervisée du centre-ville de Toronto, il a fait une surdose de fentanyl, un puissant opioïde qui a paralysé son corps.

Un intervenant s’est précipité pour lui donner un antidote aux opioïdes et s’est tenu près de lui le temps que la naloxone fasse effet.

«Je me souviens de son visage — et à quel point il était inquiet. C’était la première fois depuis longtemps que je sentais que quelqu’un se souciait de moi, raconte M. Garrett. Je ne serais pas ici sans eux.»

L’homme de 35 ans pleure aujourd’hui en parlant du Centre de santé communautaire Parkdale Queen West, qui abrite le site de consommation supervisée qu’il fréquente encore. C’est l’un des 10 sites de ce type qui doivent fermer après que le gouvernement de Doug Ford a annoncé une nouvelle approche face à la crise des surdoses et des opioïdes.

La ministre de la Santé, Sylvia Jones, a récemment annoncé la fermeture de 10 sites parce qu’ils sont trop proches des écoles et des garderies. Le gouvernement interdira par ailleurs l’ouverture de tout nouveau site dans le cadre de son passage à un modèle de traitement basé sur l’abstinence. Sept autres sites de consommation existants resteront ouverts.

«Pas plus de morts», assure la ministre

La ministre Jones a nié que ces changements entraîneraient des dommages sur le terrain. «Les gens ne mourront pas, a-t-elle assuré. Ils auront accès à un traitement.»

Mais les travailleurs de la santé, les défenseurs des droits de la personne et les usagers de ces sites affirment que les fermetures annoncées pourraient s’avérer mortelles pour les personnes dépendantes aux opioïdes.

Reggie Garrett, lui, est terrifié. «Ces personnes signifient tout pour moi», dit-il à propos des employés du site qu’il fréquente. «Je suis très seul, mais quand je viens ici, je ne suis plus seul.»

La Presse Canadienne s’est entretenue avec plusieurs personnes qui fréquentent des sites de consommation supervisés. La peur, l’anxiété et la confusion ont dominé ces entretiens.

Pour M. Garrett, la fréquentation du site de consommation supervisée lui a permis de faire confiance aux travailleurs de la santé qui sont là, ce qui l’a amené à recourir à d’autres services offerts au centre communautaire.

Le personnel l’a même déjà emmené à l’hôpital, notamment parce qu’on avait remarqué des signes de septicémie, qui ont finalement nécessité deux semaines de soins. «Je suppose que maintenant, je finirai dans un parc», affirme-t-il à propos de l’endroit où il consommera de la drogue à l’avenir.

Se débarrasser du fentanyl

Pour Jeanne Hamilton, le site de consommation de Parkdale est devenu un havre de sécurité.

Elle a lutté contre la dépendance en grandissant et dit avoir perdu de nombreux amis à cause des opioïdes. Elle a commencé une nouvelle vie à Toronto après avoir déménagé de New York, mais ses problèmes sont revenus après une grossesse difficile qui a laissé sa colonne vertébrale en mauvais état, entraînant des lésions nerveuses.

Une prescription d’analgésiques à base d’opioïdes après la naissance de son enfant l’a rendue à nouveau accro, indique-t-elle. Elle est ensuite entrée dans une spirale mentale après le suicide de sa meilleure amie et a utilisé du fentanyl pour y faire face.

Jeanne Hamilton a finalement utilisé le site de consommation et après avoir fait confiance au personnel, elle raconte qu’elle a pu se débarrasser du fentanyl.

Elle prend maintenant de la méthadone et a reçu une formation pour aider les autres. Elle marche dans les rues armée d’une trousse de naloxone qui permet de stopper les surdoses. «J’ai pu sauver beaucoup, beaucoup d’amis», dit la jeune femme de 27 ans.

Elle a du mal à trouver les mots pour évoquer les changements qui se profilent et craint de rechuter elle-même. «Je crois que beaucoup de gens vont mourir à cause de cette décision, dit-elle. Je pourrais en faire partie.»

«Ce gouvernement ne nous comprend pas»

Le gouvernement Ford a annoncé qu’il créerait 19 nouveaux «centres de traitement pour les sans-abri et les toxicomanes», ainsi que 375 logements très bien équipés, pour un coût de 378 millions $.

Mais les défenseurs des droits de la personne ont déclaré que cela ne suffirait pas à répondre à la demande et que la fermeture des sites de consommation coûterait des vies.

Ce gouvernement ne comprend tout simplement pas les toxicomanes, estime Carmelita Baird-Gendlin. «J’ai l’impression qu’il leur est très, très difficile de faire preuve d’empathie envers les gens comme nous», dit la jeune femme de 36 ans.

Mme Baird-Gendlin avait l’habitude de s’injecter de l’héroïne, mais cette drogue a largement disparu des rues, indique-t-elle, en raison de l’omniprésence du fentanyl. «L’héroïne était agréable, mais le fentanyl, il n’y a rien d’agréable là-dedans, dit-elle. Je continue à en prendre pour éviter d’être malade de la drogue.»

«Les rues sont épouvantables»

Justin Smith prend du fentanyl de temps en temps depuis des années. Il était sobre et vivait à Barrie avec sa fiancée et ses trois enfants lorsqu’il a renoué avec de vieux copains. Il a fait une surdose d’une drogue que ses amis lui avaient donnée un jour, et les ambulanciers se sont précipités pour le sauver.

M. Smith a choisi de quitter sa petite famille jusqu’à ce qu’il arrête de prendre des opioïdes. C’était il y a cinq ans. L’homme de 46 ans dit qu’il voit toujours sa conjointe et ses enfants chaque semaine, mais qu’il ne reviendra pas chez eux avant d’être sobre.

Il fréquente plusieurs sites supervisés parce que consommer de la drogue n’importe où ailleurs est trop dangereux, lance-t-il. «Ces rues sont épouvantables.»

M. Smith dit qu’il voit un conseiller dans l’un des sites de consommation supervisée, ainsi qu’un médecin. Il pourra obtenir une ordonnance pour des médicaments utilisés pour traiter la dépendance aux opioïdes quand il sera prêt.

Angela Robertson, directrice du Centre de santé communautaire Parkdale Queen West, a passé les deux dernières semaines à gérer les inquiétudes des clients et du personnel. «Nous ne sommes pas seulement choqués, mais effrayés par ce que cela signifie pour les clients que nous desservons», affirme-t-elle.

«Nous pensons que cette décision va à l’encontre de ce qui a été une bonne politique de santé publique pendant des décennies.»

En ce qui concerne la position de la ministre de la Santé selon laquelle la fermeture des centres de consommation sécuritaire ne coûtera pas de vies, Mme Robertson aimerait bien que ce soit vrai, mais sait qu’il en va tout autrement.

«Toutes les preuves me disent (…) qu’en fait, il y aura des morts.»

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