Les folklorises de Terre-Neuve veulent rendre leur nom à ses «madames»

Sarah Smellie, La Presse Canadienne
Les folklorises de Terre-Neuve veulent rendre leur nom à ses «madames»

SAINT-JEAN, N.L. — Depuis des décennies, les folkloristes de l’Université Memorial doivent remercier une certaine Mme W. R. King d’avoir partagé la superstition locale selon laquelle un couvercle laissé ouvert sur une bouilloire pendant que le thé infuse est un signe certain qu’un étranger viendra bientôt frapper à la porte.

Ce n’est cependant que grâce au projet baptisé «Missus Monday» (Madame Lundi) que les chercheurs de l’université de Terre-Neuve-et-Labrador ont pu mettre un nom complet sur leur mystérieuse source. Ils savent maintenant que le prénom de Mme King était Myrtle, et qu’elle travaillait comme commutatrice téléphonique à St-John’s, à Terre-Neuve.

Le projet des archives folkloriques et linguistiques de l’université vise à trouver les prénoms des femmes qui ont contribué aux remèdes, aux recettes et aux croyances locales, mais qui n’étaient créditées que comme «madame», avec le nom de famille de leur mari et souvent son prénom ou ses initiales.

Nicole Penney, archiviste adjointe au centre, explique que les hommes et les femmes célibataires avaient leur prénom et leur nom de famille inclus, mais que la tradition était d’identifier les femmes mariées avec le nom complet de leur mari.

«Nous voulions montrer que ces femmes avaient essentiellement perdu leur nom, a expliqué Mme Penney dans un récent entretien. Elles sont toutes des éléments extraordinaires du folklore, et ces femmes méritent d’être reconnues».

Des fées qui attirent les cueilleurs de baies au bord des falaises aux «charmeurs» qui peuvent guérir les maux de dents, Terre-Neuve possède une riche tradition folklorique qui a commencé avec les pêcheurs anglais et irlandais qui se sont installés sur l’île à partir du XVIIe siècle. Fasciné, un anthropologue américain du nom de Herbert Halpert a créé les archives folkloriques de Memorial dans les années 1960.

Chercheurs et étudiants ont commencé à recueillir des anecdotes auprès des habitants de toute la province, les inscrivant sur des fiches avec le nom de la personne qui les avait fournies les informations accompagnées de leur lieu d’origine. Au cours des trois décennies suivantes, plus de 120 000 fiches ont été remplies avec la sagesse et les anecdotes de nombreux villages de pêcheurs éloignés qui parsèment les côtes de Terre-Neuve et du Labrador. Ces fiches sont maintenant conservées dans un classeur imposant au bureau des archives de St. John’s, organisées chronologiquement dans 25 tiroirs, a indiqué Mme Penney.

Les fiches répertorient les croyances, les expressions et les rituels qui ont façonné la vie quotidienne de ces communautés, aidant les chercheurs à mieux comprendre l’histoire sociale de la province.

Mme Lloyd Head de la Carbonnière y explique par exemple qu’un arc d’épinette attaché à un poteau de portail éloignerait les mauvais esprits et protégerait les récoltes, selon une fiche de 1977. Mme L. Hynes de Bishop’s Falls fabriquait des pastilles contre la toux qu’elle appelait «œil de bœuf» en faisant bouillir de la mélasse et de la pommade VapoRub de Vicks, selon une autre, de 1984.

Mme M. E. Breen de St. John’s a entendu dire que souffler un baiser à un corbeau portait chance, selon une fiche de 1985.

En 2019, voulant savoir qui étaient ces femmes, le personnel des archives folkloriques a commencé à publier les fiches sur Facebook et Twitter (maintenant X), demandant si quelqu’un pourrait être en mesure d’identifier la «madame» en question. Ils ont mis les fiches en ligne un et ont appelé l’exercice Missus Monday.

Jusqu’à présent, ils ont publié 165 fiches et identifié 21 contributeurs, affirme Mme Penney. L’année dernière, Marilyn Butt a vu une publication de Missus Monday sur une certaine Mme Thornhill, qui disait que les gens décrivaient le fait de danser comme «(mettre) le cuir au bois» à Pool’s Cove, une communauté éloignée d’environ 150 personnes le long de la côte sud de Terre-Neuve.

Mme Butt est également originaire de Pool’s Cove, et elle fait partie d’un groupe Facebook où les résidents passés et présents recueillent des informations sur leurs racines dans la communauté. Avec l’aide des membres du groupe, elle a pu confirmer que la danseuse en question était Rhoda Thornhill, décédée en 2015, à l’âge de 92 ans.

«Le mari de Rhoda et mon père sont cousins germains», a indiqué Mme Butt dans une entrevue, ajoutant que Mme Thornhill était «très musicienne». Elle est heureuse que Rhoda Thornhill obtienne le crédit approprié pour sa contribution à l’histoire folklorique de la province.

Mme Penney a affirmé qu’elle prévoyait de poursuivre le projet Missus Monday aussi longtemps qu’elle le pourrait.

«Nous savons que nous n’allons pas identifier toutes ces femmes, mais nous voulons simplement que ça se sache. C’est bien de savoir qui elles sont et de leur donner leur crédit, a déclaré l’archiviste. Les noms de ces femmes auraient pu être complètement perdus sans ça».

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