MONTRÉAL — Une chercheuse de l’Institut national de la recherche scientifique tentera au cours des prochains mois de documenter l’impact de l’implantation des sites de consommation supervisée dans leur milieu, dans le but de recueillir des données probantes qui pourraient mener à un déploiement plus harmonieux et plus pertinent des prochains sites.
Ce projet pilote accordera une attention plus particulière à l’impact de ces sites sur les groupes en situation de vulnérabilité, comme les femmes, les familles monoparentales, les enfants et les nouveaux arrivants, a dit la responsable du projet, la professeure Carolyn Côté-Lussier.
«L’idée, c’est de prendre en compte le mode de fonctionnement des sites de consommation supervisée, mais également leur emplacement pour justement produire des données probantes sur les impacts pour les communautés locales», a-t-elle résumé.
Il y a eu 20 ans, l’an dernier, que le premier site de consommation supervisée ouvrait ses portes au Canada. Si la littérature scientifique documente solidement les bienfaits de tels sites pour réduire les décès par surdose, les risques de transmission de maladies par le sang ou encore les méfaits associés à la consommation de drogues, on en sait beaucoup moins au sujet de l’impact qu’ont ces sites dans les milieux où ils sont implantés.
Le Canada, comme d’autres pays, est actuellement confronté à une crise des opioïdes qui ne cesse de prendre de l’ampleur, a rappelé la professeure Côté-Lussier. Par exemple, le service de santé publique de Toronto a récemment fait état de 523 décès dus à la toxicité des opioïdes l’année dernière dans la capitale ontarienne, soit une légère augmentation par rapport à l’année précédente, mais une baisse par rapport au pic de 591 atteint en 2021.
Il va donc de soi, a dit la chercheuse, que la pression sur les services de santé pour réduire les méfaits auprès de la population utilisatrice s’accentuera également. On peut dès lors anticiper que de plus en plus de sites de consommation supervisée ouvriront dans des milieux urbains densément peuplés, a-t-elle prédit.
«Quand on parle de changer l’offre de services destinée à des populations vulnérables dans des centres urbains denses, c’est évident qu’il faut penser à quelles seront les retombées potentielles pour les communautés à proximité», a estimé la professeure Côté-Lussier.
S’il y a eu beaucoup de recherches sur l’importance de ce qu’on appelle «l’acceptabilité sociale» de tels sites avant leur implantation, on dispose de beaucoup moins de données concernant l’impact de ces services sur les communautés qui les accueillent, a déploré la chercheuse.
Les recommandations de Santé Canada quant à l’implantation de ces sites ― et qui évoquent, par exemple, une implantation là où il y des surdoses et là où ces sites seront les plus utiles ― sont également très vagues et sujettes à interprétation.
«Le débat public autour de ces sites est souvent très réducteur, a dit Mme Côté-Lussier. On critique ces sites-là, on n’en veut pas dans notre cour, et c’est un dialogue qui n’est peut-être pas efficace pour répondre aux vraies craintes des personnes qui habitent à proximité.»
Les débats enflammés des derniers jours, concernant l’implantation de la Maison Benoît-Labre à côté de l’école Victor-Rousselot dans le quartier Saint-Henri, illustrent d’ailleurs à quel point la cohabitation entre ces sites et la communauté peut être épineuse.
Ces sites, a rappelé la professeure Côté-Lussier, sont souvent implantés dans des milieux défavorisés qui n’ont pas le capital politique ou économique nécessaire pour se mobiliser et pour avoir une voix dans la planification des services dans leur communauté. La littérature démontre ensuite que, dans certains cas, le risque pris en charge par ces communautés est associé à un bénéfice pour la communauté dans son ensemble.
«Mais ce sont quand même ces communautés qui doivent vivre avec le fardeau si le service ne fonctionne pas bien, a-t-elle souligné. L’idée (du projet de recherche) est donc de documenter pour répondre au phénomène de ce qu’on pourrait appeler le ‘pas dans ma cour’, mais qu’on peut aussi voir comme un intérêt de participer à la planification des services dans les quartiers et dans les milieux urbains.»
Les voisins de ces sites ne sont «pas de mauvaise volonté», a-t-elle ajouté, et ils reconnaissent qu’ils sont nécessaires, mais comme tout service public, on doit s’assurer qu’ils fonctionnent bien.
Modalités d’implantation
La communauté scientifique s’intéresse justement, en ce moment, aux modalités d’implantation de ces sites, a dit Mme Côté-Lussier. Devrait-on les implanter dans des centres de santé? Ou devrait-on plutôt privilégier des sites mobiles?
«La littérature évolue très rapidement, a-t-elle indiqué. Pour répondre à ces questions, on a besoin de données probantes.»
Ces données peuvent être obtenues en discutant avec les utilisateurs des sites et les intervenants, mais il importe aussi d’inclure les communautés locales, a dit la chercheuse. La réticence des résidants à accueillir ces sites découle d’ailleurs souvent de leur sentiment d’avoir été exclus de la conversation, selon elle.
Les données probantes permettront de mieux répondre aux craintes «légitimes» des citoyens, mais elles viendront aussi mieux informer les décideurs quand vient le temps d’outiller ces sites pour qu’ils répondent le mieux possible aux besoins des utilisateurs et de la communauté locale.
La professeure Côté-Lussier cite en exemple un site de consommation supervisée qui a ouvert ses portes près d’une école primaire dans le quartier Saint-Henri, à Montréal. Si certaines instances ont alors déclaré que le problème de consommation dans les espaces publics était déjà présent dans le quartier, la perception et le vécu des voisins du site étaient bien différents.
«L’emplacement n’est pas anodin, a-t-elle rappelé. Si on parle de criminalité, par exemple, on parle d’un rayon d’environ cent mètres. C’est très petit comme emplacement géographique.»
En d’autres mots, si on implante un site de consommation supervisée à ne serait-ce qu’un kilomètre de l’endroit où sont concentrées les surdoses, il risque d’y avoir des heurts. Le site doit plutôt être implanté là où on retrouve les surdoses, mais aussi là où la population a exprimé des préoccupations à cet égard, a dit Mme Côté-Lussier.
Implantation rassurante
À Toronto, par exemple, les données probantes ont mené à l’ouverture de sites de consommation supervisée fixes spécifiquement dans les immeubles d’appartements où on rapportait un problème de consommation.
«Il faut que ce soit rassurant pour la communauté locale, a dit la professeure Côté-Lussier. Il faut que la population dise, ‘On sait que ce problème-là existe, et là on nous amène une solution potentielle qui va être bénéfique pour les personnes utilisatrices et pour la communauté locale’.»
À l’inverse, si le site est déployé d’une autre manière, cela pourra susciter un sentiment d’incompréhension au sein de la population locale qui se demandera «pourquoi» on implante ça dans sa communauté, a-t-elle complété.
Il en sera de même si on explique à la population locale que l’implantation du site vise à répondre à un problème dans le quartier, mais que les résidants du quartier considèrent que la situation n’est pas un problème pour eux.
«Avec le projet qu’on souhaite mener, j’espère venir répondre un peu à cet enjeu-là, justement en sondant les personnes qui habitent à proximité et dans d’autres emplacements, pour comprendre un peu quelles sont les perceptions des gens des besoins dans leur quartier, surtout post-implantation», a dit Mme Côté-Lussier.
Une fois le site déployé, les personnes qui vivent à proximité constatent-elles davantage de cohésion sociale dans leur quartier? Sont-elles plus susceptibles de se déplacer à pied ou d’utiliser les espaces publics? Ce sont là des indices qui peuvent révéler si le site correspond ou non aux besoins de la communauté, a dit la chercheuse.
Mme Côté-Lussier et ses collègues partiront donc à la rencontre des gens qui habitent dans un rayon de 200 mètres autour d’un site de consommation supervisée, mais aussi dans un rayon de 500 mètres pour pouvoir nuancer les impacts sur les gens qui habitent à proximité et sur ceux qui habitent plus loin.
Des sites de comparaison seront aussi choisis pour s’assurer que les impacts qui pourraient être éventuellement constatés ne sont pas attribuables à un autre phénomène social, a-t-elle précisé.
Les résidants seront invités à répondre à des questions de santé publique, à des questions sur la vie dans leur quartier et évidemment à des questions sur le site de consommation.
«C’est important de comprendre quels impacts ils perçoivent sur leur santé, sur leur bien-être et sur la vie de quartier, et quelles sont les solutions optimales, selon eux, pour répondre à ces besoins», a conclu Mme Côté-Lussier.