OTTAWA — L’ancienne sénatrice Mobina Jaffer a affirmé lundi que le directeur des services de renseignements soudanais lui avait expliqué en 2004 que les autorités canadiennes croyaient qu’Abousfian Abdelrazik était un terroriste et voulaient savoir si le Montréalais était effectivement un intégriste islamique.
Mme Jaffer, qui a pris sa retraite du Sénat plus tôt cette année, témoignait lundi en Cour fédérale dans le cadre de la poursuite au civil intentée par M. Abdelrazik contre Ottawa au sujet de sa détention au Soudan et des tortures qu’il y aurait subies il y a vingt ans.
Il allègue que des agents du gouvernement canadien ont organisé son emprisonnement arbitraire, encouragé sa détention par les autorités soudanaises et activement entravé son rapatriement au Canada, pendant plusieurs années.
M. Abdelrazik est arrivé au Canada du Soudan en tant que réfugié en 1990 et il est devenu plus tard citoyen canadien. Il a été arrêté en septembre 2003 lors d’une visite dans son pays natal pour rendre visite à sa mère malade.
Le mois suivant, il a été interrogé en prison par des agents du Service canadien du renseignement de sécurité au sujet de ses liens présumés avec des intégristes.
Il soutient avoir été torturé pendant deux périodes de détention par l’agence de renseignement soudanaise. M. Abdelrazik, aujourd’hui âgé de 62 ans, nie toute implication dans le terrorisme.
L’ex-sénatrice Jaffer a raconté lundi au tribunal sa rencontre au Soudan en septembre 2004 avec Salah Gosh, qui était alors directeur des services de renseignements de ce pays d’Afrique.
«Il était frustré, a déclaré Mme Jaffer. Il avait l’impression que les autorités canadiennes lui avaient demandé de détenir M. Abdelrazik. Il l’avait détenu. Puis il n’y avait pas eu d’accusation. Alors il m’a dit: ‘Pourquoi vous ne le reprenez pas ?’»
Mme Jaffer, qui était à l’époque envoyée spéciale du Canada pour la paix au Soudan, a déclaré lundi que M. Gosh lui avait dit à l’époque que les services de renseignements soudanais avaient essayé «toutes sortes de moyens» pour savoir si M. Abdelrazik était un terroriste, mais qu’ils étaient tout à fait convaincus que non. Il aurait alors ajouté qu’il était temps pour le Canada d’accepter que son ressortissant rentre chez lui.
Mme Jaffer a précisé que ce n’était un secret pour personne que les services de renseignements soudanais utilisaient des méthodes brutales: elle a donc immédiatement su que M. Abdelrazik avait dû subir des conditions de détention particulièrement difficiles dans ce pays.
«Artisan de son malheur»
Les avocats du gouvernement fédéral estiment que M. Abdelrazik a été l’artisan de son propre malheur dans cette affaire. Ils soutiennent que le Canada n’a pas exhorté les autorités soudanaises à le maintenir en détention ou à le maltraiter, ni à créer des circonstances pour le favoriser.
Mme Jaffer a consulté le responsable Gosh à plusieurs reprises lors de ses visites au Soudan pour s’assurer qu’elle puisse voyager sans incident pendant son enquête sur la situation des droits de la personne dans ce pays.
Elle a déclaré au tribunal qu’elle essayait «d’être très prudente», car son rôle était «celui d’envoyée, pas de traiter de questions bilatérales», comme le cas de M. Abdelrazik.
«Maintenant, en rétrospective, je regrette vraiment de ne pas en avoir fait plus pour cet homme, car il a beaucoup souffert», a-t-elle admis lundi.
Mme Jaffer a rencontré M. Abdelrazik au Soudan en mars 2005. Elle se souvient qu’il lui a dit alors qu’il avait été traité «extrêmement mal» et que ses geôliers «l’avaient frappé avec des tuyaux et lui avaient fait toutes sortes de choses».
M. Abdelrazik était assis à quelques mètres de Mme Jaffer, lundi, tandis qu’elle Jaffer racontait à quel point il avait l’air maigre et effrayé au Soudan.
«Son regard me hante depuis, parce qu’on y lisait la terreur, et il me suppliait littéralement de le sortir de là — et je n’en ai pas fait assez.»
Selon un exposé conjoint des faits dans cette poursuite, M. Abdelrazik a été en communication fréquente avec l’ambassade du Canada à Khartoum après juillet 2004. Il a demandé à plusieurs reprises de l’aide consulaire pour rentrer au Canada.
En octobre 2004, Khartoum a proposé de ramener M. Abdelrazik au Canada à bord d’un avion soudanais. Ottawa a répondu qu’il ne s’opposait pas à un tel vol, mais qu’il ne paierait pas le voyage, selon l’exposé des faits. Ottawa a déclaré que le Soudan devrait fournir l’itinéraire du vol et une liste des passagers avant que le Canada ne délivre un document de voyage d’urgence à M. Abdelrazik. Mais le Soudan n’a pas fourni ces informations et n’en a plus parlé.
Quatre ans et demi plus tard, en mars 2009, M. Abdelrazik a obtenu pour le mois suivant un billet d’avion pour le Canada, mais Ottawa a refusé de lui délivrer un passeport d’urgence.
M. Abdelrazik est finalement rentré au Canada en juin 2009, après qu’un juge a conclu qu’Ottawa avait violé ses droits constitutionnels en refusant de lui délivrer le passeport d’urgence.