Peines minimales: échanges vigoureux avec des juges de la Cour suprême

Michel Saba, La Presse Canadienne
Peines minimales: échanges vigoureux avec des juges de la Cour suprême

OTTAWA — Des juges de la Cour suprême du Canada n’ont pas mâché leurs mots, jeudi, alors qu’ils se penchaient sur les peines minimales d’emprisonnement dans les cas de meurtres multiples, dans une cause impliquant le tueur de la grande mosquée de Québec.

«Selon votre argument, maître, ce monsieur-là ne sortira jamais de prison», ce qui est l’équivalent de la «peine de mort», a lancé le juge en chef Richard Wagner au procureur François Gaudin du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP).

Le plus haut tribunal du pays doit déterminer la constitutionnalité de l’article 745.51 du Code criminel ajouté en 2011, sous le gouvernement conservateur de Stephen Harper, qui permet à un juge d’imposer une peine d’emprisonnement à perpétuité et des périodes d’inadmissibilité à la libération conditionnelle de 25 ans à purger consécutivement pour chaque meurtre.

En parallèle, les juges prennent en compte que la Charte canadienne des droits et libertés interdit à l’article 12 d’imposer des traitements ou des peines «cruels et inusités» et garantit le droit «à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne» prévu à l’article 7.

Pour le DPCP, le cas d’Alexandre Bissonnette, qui a tué six personnes et tenté d’en tuer six autres lors de l’attentat de janvier 2017 immédiatement après la prière du soir, est un «cas clair» de l’application du cumul des peines.

«Il n’y a pas d’autre façon de refléter la gravité des gestes posés (…) que de prolonger à 50 ans la période» d’inadmissibilité à une libération conditionnelle, a dit Me Gaudin au tribunal lors de l’audience en vidéoconférence.

Selon lui, dans le cas du tueur de la grande mosquée de Québec, «la réinsertion et la réhabilitation (…) devraient être secondaires comme objectifs».

N’est-ce pas «un peu court comme argument» sachant que les délinquants décèdent à un âge moyen de 61 ans, lui a renvoyé le juge Wagner.

«Le message de justice, les juges l’envoient, a répondu le procureur. Si en prison, il se prend en main, il y a une possibilité qu’il soit libéré. Je comprends que c’est à l’âge de 77 ans.»

Le débat fondamental a eu lieu quelques minutes plus tôt avec le représentant du ministère de la Justice du Québec, Jean-François Paré.

Il y a «iniquité» entre la période d’inadmissibilité à la libération conditionnelle octroyée à l’auteur d’un seul meurtre et celle identique octroyée à un meurtrier multiple, a-t-il dit dès ses premiers commentaires devant les neuf juges de la Cour suprême.

Là encore, le juge en chef a noté que la peine de mort a été abolie au Canada en 1976 et qu’il ne croit pas que la société canadienne trouve cela acceptable qu’un individu soit incarcéré à vie.

«La réhabilitation fait partie de nos valeurs fondamentales en matière de peine», a-t-il affirmé, et la disposition du Code criminel l’«empêche à toutes fins pratiques (et) constitue en fait une peine de mort par incarcération».

Me Paré a plaidé que les objectifs législatifs de la disposition sont de «mieux refléter la gravité des sentences et la sévérité accrue des peines pour un meurtrier multiple».

«C’est le mécanisme que le législateur a choisi de prendre», a-t-il insisté.

Et «rendre un jugement impossible» discrédite l’administration de la justice, lui a envoyé le juge Nicholas Kasirer.

Questionné par le juge Russell Brown, l’avocat du Procureur général du Québec a reconnu qu’«absolument» 50 ans d’inadmissibilité à la libération conditionnelle équivalent à l’emprisonnement à perpétuité.

Mais un juge rend «une sentence juste et proportionnée et si ce n’est pas le cas, il y a un tribunal d’appel», a ajouté l’avocat qui se faisait constamment interrompre.

«C’est ça le problème, a renchéri le juge Mahmud Jamal. La peine ne reconnaît pas la possibilité de réhabilitation.»

Et la discrétion du magistrat est «extrêmement limitée», a noté la juge Suzanne Côté puisque le Parlement a décidé que «ça va marcher par 25 ans».

Par exemple, s’il estime que la libération conditionnelle devrait arriver après 25 ans, mais dans moins de 50 ans – comme dans la décision du juge de première instance dans la cause du tueur de la grande mosquée de Québec – il ne pourra pas dépasser 25 ans.

Peine «exagérément disproportionnée»

La défense a pour sa part présenté sa position à l’effet qu’une période d’inadmissibilité à la libération conditionnelle de 50 ans, comme le demande le DPCP, serait «exagérément disproportionnée» puisqu’elle «ne laisse aucune place à la réhabilitation».

En plus, la façon dont le Parlement l’a fait avec le cumul de 25 ans pour chaque meurtre est «une solution extrême», a déclaré Me Charles-Olivier Gosselin, l’avocat du tueur, en réponse à une question de la juge Côté.

Selon lui, la disposition du Code criminel engendre des peines qui déconsidèrent l’administration de la justice, vont à l’encontre des fondements du système de justice pénale et créent «des effets bouleversants et déshumanisants» pour les contrevenants.

«Ce qui fait qu’il y a un équilibre (…) c’est qu’on garde une place à la réadaptation, même en ayant une preuve hors de tout doute raisonnable que cette personne-là est irrécupérable et qu’elle pourrait causer la mort d’une autre personne si elle était mise en liberté provisoire», a-t-il déclaré.

Me Côté a noté que «de toute façon, si après 25 ans le délinquant n’est pas réhabilité, la Commission des libérations conditionnelles ne le remettra pas en liberté».

Selon lui, il est «illusoire» de penser qu’un contrevenant peut être en mesure de réintégrer la société après avoir passé 50 ans derrière les barreaux, «peu importe les programmes qu’il ferait en détention».

Quant à la discrétion donnée au juge par la loi, il s’agit d’une «tromperie» puisqu’elle «ne répond pas aux impératifs de proportionnalité».

En 2019, le tueur de la grande mosquée de Québec a contesté avec succès la loi adoptée en 2011. Un juge a déclaré la disposition inconstitutionnelle et a plutôt tranché que le meurtrier devait attendre 40 ans avant de demander une libération conditionnelle.

La Cour d’appel du Québec a convenu que la disposition relative à la détermination de la peine violait la Charte. Elle a toutefois tranché que le tribunal devait revenir à la loi telle qu’elle était avant 2011, ce qui signifie que les périodes d’inadmissibilité à la libération conditionnelle doivent être purgées simultanément, ce qui entraîne une période d’attente totale de 25 ans dans le cas du tueur.

La décision, qui est attendue au cours des prochains mois, aura une influence non seulement sur le tueur de la mosquée, mais également sur toutes les autres personnes qui commettent des meurtres multiples, que ce soit des tueurs en série, des meurtriers de masse ou des récidivistes.

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