OTTAWA — Le Canada dispose d’une capacité de recherche impressionnante. Il dispose de milliards de dollars de financement public. Mais lorsqu’il s’agit de transformer ces vastes connaissances dans le domaine de l’intelligence artificielle (IA) pour créer des entreprises, des produits et des investissements, le Canada est à la traîne – et, selon certains experts, il se tire une balle dans le pied.
Pourquoi abandonner toute cette puissance cérébrale à la «Silicon Valley»? Il s’agit d’une question majeure posée au premier ministre Justin Trudeau lorsqu’il s’est entretenu récemment avec des journalistes spécialisés dans le cadre d’un balado du «New York Times».
«Nous sommes fiers du rôle précurseur du Canada dans le développement de l’IA», déclarait M. Trudeau sur «Hard Fork», soulignant que de nombreuses percées ont eu lieu parce que les scientifiques canadiens étaient bien financés.
En 2017, le Canada est devenu le premier pays à se doter d’une stratégie nationale en matière d’IA. Ottawa a lancé une deuxième phase cinq ans plus tard, allouant 443 millions $ pour relier la capacité de recherche aux programmes visant à permettre la commercialisation.
Le budget fédéral de cette année prévoyait un investissement supplémentaire de 2,4 milliards $ dans l’IA. Et le gouvernement s’est targué du fait que le Canada compte 10 % des «meilleurs chercheurs en IA au monde».
Parmi eux, on compte les «parrains canadiens de l’IA»: Yoshua Bengio et Geoffrey Hinton, chez Mila et Vector, respectivement.
Mais Ottawa «se bat pour s’assurer que nous restons dans le coup», a admis M. Trudeau aux animateurs du balado. Il a insisté sur le fait que le Canada possédait de nombreux ingrédients dont l’IA a besoin: entre autres, une énergie propre, une bonne qualité de vie pour les travailleurs et des programmes gouvernementaux pour encourager ce secteur. Malgré tout cela, le Canada n’a pas toujours été «doué en matière de commercialisation», a reconnu M. Trudeau.
Benjamin Bergen, président du Conseil canadien des innovateurs, qui représente le secteur technologique, estime même que les Canadiens sont «loin derrière».
Le gouvernement a dépensé «des sommes énormes pour la partie ‘talents’ de l’équation», mais pas pour les convertir en entreprises, a-t-il déclaré récemment. Selon lui, le gouvernement canadien a «institutionnalisé le transfert de notre propriété intellectuelle en matière d’IA vers des entreprises étrangères».
Des brevets quittent le pays
La mise à jour de la stratégie du gouvernement, publiée en 2022, promet que les trois instituts d’IA du pays «contribuent à transposer les résultats de la recherche en intelligence artificielle en applications commerciales et à augmenter la capacité des entreprises à adopter ces nouvelles technologies».
Mais M. Bergen soutient qu’au-delà d’une stratégie pour le développement de l’IA axée sur la commercialisation, le Canada doit s’inquiéter de conserver sa propriété intellectuelle. «Vous ne pouvez pas commercialiser ce que vous ne possédez pas.»
L’avocat en propriété intellectuelle Jim Hinton tente de quantifier ce problème. Environ les trois quarts des brevets produits par des chercheurs qui travaillent pour le Vector Institute de Toronto et le Mila de Montréal quittent le pays, et la plupart d’entre eux sont entre les mains des «géants du web», selon les recherches de Me Hinton.
Un autre 18 % des 244 brevets qu’il a suivis – 198 de Vector et 46 de Mila – appartiennent désormais à des établissements universitaires nord-américains. Seulement 7 % sont détenus dans le secteur privé canadien.
Parmi les brevets détenus par des étrangers, le plus grand nombre, 65, est allé à Uber, tandis que 35 ont atterri chez Walt Disney Company. Nvidia, qui a récemment supplanté Microsoft en tant que première capitalisation boursière mondiale, en a obtenu 34. IBM s’est retrouvé avec 15 et Google avec 12. Une poignée de brevets étaient détenus en copropriété.
Les entreprises étrangères bénéficient donc du financement public du Canada, a souligné Me Hinton, et «aucune barrière n’empêche ces entreprises étrangères de piller la très bonne innovation canadienne en matière d’IA».
Les chercheurs peuvent d’ailleurs travailler simultanément dans des instituts d’IA et dans des entreprises technologiques étrangères, ce qui permet aux géants de la technologie d’en tirer profit, a-t-il soutenu.
L’Institut canadien de recherches avancées, qui coordonne la stratégie du gouvernement en matière d’IA, conteste cette affirmation. Sa directrice, Elissa Strome, soutient qu’un «petit nombre de nos chercheurs» occupent aussi un emploi à temps partiel dans le secteur privé.
Mme Strome souligne qu’«un pare-feu très solide» est en place entre la propriété intellectuelle générée par des fonds publics dans les instituts d’IA et celle qui est générée par des fonds privés. Et elle conteste l’exactitude des statistiques de Me Hinton sur les brevets, sans fournir de données pour réfuter ses conclusions.
Elle a également fait valoir que les brevets ne constituaient pas une bonne mesure de la commercialisation et que «ce sont les personnes que nous formons dans l’écosystème de l’IA qui détiennent en réalité la plus grande valeur dans l’IA, et non les brevets».
Juguler l’exode des cerveaux
En ce qui concerne les accords de parrainage avec l’institut Vector de Toronto, toute propriété intellectuelle créée «appartient à Vector», a déclaré un porte-parole, ajoutant que l’institut n’était pas le principal employeur de la plupart de ses chercheurs.
Il a souligné dans une déclaration ultérieure que l’institut n’avait aucune relation avec IBM, Microsoft ou Disney, et que Nvidia et Uber possédaient ou avaient déjà eu chacun leurs propres laboratoires de recherche au Canada.
Si les universitaires n’ont pas l’occasion de travailler pour des entreprises, ils sont plus susceptibles de les quitter complètement, indique-t-on à l’institut Mila, de Montréal. Dans une déclaration écrite, on soutient que ces trois instituts ont en fait mis fin à un «exode massif des cerveaux dans le domaine de l’IA au Canada» qui se produisait avant 2017.
L’investissement de plusieurs milliards de dollars prévu dans le budget fédéral de cette année vise à prévenir davantage cet exode des cerveaux en renforçant l’infrastructure et la puissance de calcul du Canada.
L’enveloppe comprend un montant «relativement modeste» pour aider les entreprises canadiennes à prendre de l’expansion, a souligné Paul Samson, président du Centre pour l’innovation en matière de gouvernance internationale. Dans l’ensemble, le gouvernement «fait ce qu’il faut» en veillant à ce que cela fasse partie de l’équation, a-t-il déclaré.
Mais les acteurs du secteur technologique demeurent sceptiques. M. Bergen, du Conseil canadien des innovateurs, soutient que les entreprises disposent de peu de temps pour apporter leur contribution. «Le gouvernement avait déjà une stratégie descendante qu’il souhaitait mettre en œuvre (…) et ne se souciait pas vraiment de ce dont les PDG et dirigeants des entreprises nationales avaient réellement besoin pour réussir», a-t-il déclaré.
Nicole Janssen, codirigeante de la société d’intelligence artificielle AltaML, a exprimé sa préoccupation quant au fait que le gouvernement canadien pourrait finir par investir de l’argent dans les entreprises américaines pour qu’elles s’installent au nord. «Ce que j’essaie de comprendre, c’est comment le gouvernement pense dépenser 2 milliards $ pour construire des ordinateurs sans simplement remettre ces 2 milliards à Microsoft», a-t-elle déclaré.
Le budget indique que l’argent servirait à la fois à accéder à la puissance de calcul et au développement d’une infrastructure d’IA appartenant à des Canadiens et située au Canada. Un porte-parole du ministre de l’Industrie, François-Philippe Champagne, a déclaré que plus de détails seraient fournis dans les semaines à venir.
Mme Janssen souligne que des entreprises comme Microsoft et Nvidia se tournent déjà vers le Canada comme endroit pour construire une infrastructure informatique, en raison de facteurs tels que le climat et la stabilité politique. «Nous n’avons rien à faire pour les attirer.»