Systèmes modernes de données en santé: Ottawa pourrait forcer la main à des provinces

Émilie Bergeron, La Presse Canadienne
Systèmes modernes de données en santé: Ottawa pourrait forcer la main à des provinces

OTTAWA — Le gouvernement fédéral a déposé jeudi un projet de loi qui lui donnera, s’il est adopté, le pouvoir de forcer les provinces à se doter d’un système moderne permettant à leurs résidants d’avoir accès à leurs informations médicales d’une façon jugée «facile, complète et sécurisée».

La pièce législative C-72, présentée en Chambre jeudi par le ministre de la Santé, Mark Holland, ne cible pas directement les gouvernements provinciaux et territoriaux, mais les entreprises de technologie de l’information (TI) qui leur fournissent des services électroniques de gestion des données.

«Les données sauvent des vies», a dit le ministre en point de presse hybride depuis un centre hospitalier universitaire de Toronto, expliquant que le but est aussi de faciliter l’échange d’information entre professionnels de la santé. Ainsi, Ottawa dit vouloir assurer que les médecins bénéficient d’un accès rapide à une information complète à des moments critiques pour venir en aide aux patients.

Un peu plus tôt, des représentants gouvernementaux ont mentionné à maintes reprises aux journalistes que l’objectif est d’établir un «filet de sécurité» pancanadien.

Les normes qui seraient mises en place contraindraient les sociétés de TI à ce que «les solutions technologiques qu’elles offrent à leurs clients sont interopérables», c’est-à-dire «qu’elles peuvent se parler entre elles», a-t-on précisé. Les entreprises en question – une centaine au Canada dont environ 30 sont prédominantes selon les fonctionnaires – se verraient aussi sanctionnées si elles bloquent le transfert d’information.

Ainsi, le recours au télécopieur ou à d’autres méthodes de partage considérées désuètes pourrait devenir chose du passé, croit le gouvernement Trudeau.

Le Québec et l’Ontario ont déjà des lois qui s’inscrivent dans la même veine que C-72. Une fonctionnaire a indiqué que, parmi les autres gouvernements provinciaux et territoriaux, seul celui de la Colombie-Britannique a une initiative similaire dans les cartons.

C-72, tel qu’il est rédigé, s’appliquerait à toute province ou tout territoire dont le gouvernement n’aurait pas mis en place des «exigences qui sont substantiellement similaires ou supérieures à celles établies sous le régime» du fédéral.

Ottawa signale qu’il procéderait, le cas échéant, par décret. Les représentants gouvernementaux ont insisté que cela ne surviendrait qu’après un processus d’élaboration réglementaire durant lequel les provinces et territoires, qui ont juridiction en matière de santé, seraient consultés.

Questionné sur la motivation d’évoquer explicitement la possibilité d’agir par décret, M. Holland a répondu qu’il ne croit pas que ce «pouvoir» sera utilisé étant donné la collaboration qu’il dit constater, ajoutant toutefois que «les choses pourraient changer avec le temps».

«À mon avis, ce n’est pas nécessaire dans la situation actuelle, parce qu’il y a un grand esprit de coopération», a-t-il résumé.

Il a fait valoir que son projet de loi s’inscrit dans la «continuité» de conversations de longue date avec ses vis-à-vis provinciaux et territoriaux.

Québec promet de «protéger» son champ de compétence

Au cours des négociations entre ordres de gouvernement sur une hausse des transferts fédéraux en santé, les provinces et territoires ont dû consentir, pour toucher les nouveaux fonds, à des «priorités communes» définies par Ottawa. On y retrouve celle de «moderniser les systèmes de santé au moyen de données normalisées et d’outils numériques afin que les fournisseurs de soins de santé et les patients aient accès aux renseignements médicaux électroniques».

Est-ce à dire que le Québec et l’Ontario, qui sont déjà allés de l’avant avec leurs propres législations, peuvent s’attendre à être systématiquement exemptés de l’application par décret, sur leur territoire, de C-72?

«Ce n’est pas une question d’exemption, c’est une question de collaboration», a offert en guise de réponse le ministre fédéral.

Quelques heures plus tôt, une fonctionnaire avait formulé une explication plus éclairante aux médias. «Il est certainement trop tôt pour déclarer qui, quelles juridictions, seraient ou pas exemptées dans la mesure où les règlements ne sont pas développés. C’est le processus réglementaire qui va définir ce qui est substantiellement similaire (à C-72) en termes de législation», avait-elle soutenu.

Cette dernière avait, comme le ministre, insisté sur l’esprit de collaboration. «Notre objectif n’est pas de nuire aux efforts déjà en cours par les provinces et territoires, surtout ceux qui sont, je dirais, en avance, qui sont un peu à l’avant-garde. (…) C’est plutôt de venir compléter leurs efforts.»

À ce sujet, le bureau du ministre de la Santé du Québec, Christian Dubé, n’a pas manqué de rappeler que la santé est un champ de compétence provincial. «Nous allons continuer de le protéger», a-t-on soutenu.

L’équipe du ministre a précisé en être au stade de prendre connaissance de la pièce législative. «Le Québec est un chef de file en matière de données en santé et de transparence. De plus, nos différentes initiatives en cours nous permettront de demeurer à l’avant-plan.»

Malgré ce que M. Holland décrit comme un contexte de bonne entente avec ses homologues, il a plaidé que la donne pourrait changer à la suite d’élections qui entraîneraient un changement de gouvernement. Il n’a pas précisé s’il faisait référence à un scrutin au niveau fédéral ou provincial.

«C’est vraiment important de s’assurer qu’il y a une approche fédérale (et qu’)on peut continuer de s’assurer qu’il y a une approche de connectivité, a-t-il dit. Parce que s’il n’y a pas de connectivité, il y a un coût absolument énorme.»

Le NPD aime «l’esprit» de C-72

Le dépôt de C-72 survient alors qu’il ne reste que 11 jours complets de séance aux travaux de la Chambre des communes avant l’ajournement estival. Il reste à voir quel traitement sera réservé à la pièce législative.

Déjà, les partenaires de danse des libéraux, les néo-démocrates, ont salué jeudi «l’esprit de ce projet de loi» par la voie d’une réaction écrite de leur leader parlementaire, Peter Julian.

«Nous allons l’examiner attentivement et nous assurer que (C-72) facilitera la vie des patients et des travailleurs de la santé, a-t-il déclaré. Les litiges concernant les licences de logiciels constitueraient un obstacle supplémentaire à l’accès des patients à des soins en temps voulu, et les gens ne devraient pas avoir à attendre parce qu’une entreprise protège ses profits au détriment de l’accès des patients.»

Le Bloc québécois a, pour sa part, exhorté Ottawa à «gérer ses propres responsabilités» plutôt que «de s’arroger des champs de compétence qui ne sont pas les siens en traficotant à travers les méandres législatifs».

«Le Québec a déjà pris des initiatives en ce sens et devrait être exempté de cette loi, mais nous comptons voir rapidement le cadre réglementaire afin de nous en assurer», a indiqué le porte-parole bloquiste sur ce dossier, Luc Thériault.

L’opposition officielle conservatrice s’est faite avare de commentaires, souhaitant d’abord examiner en détail le projet de loi. «Nous croyons que la vie privée et les renseignements personnels des Canadiens doivent être protégés», a tout de même soutenu le porte-parole des conservateurs en matière de santé, Stephen Ellis.

Autrement, il a rappelé des promesses conservatrices sur d’autres éléments ayant trait à la santé, comme la reconnaissance des compétences de nouveaux arrivants détenant une formation de médecin ou infirmière.

Partager cet article
S'inscrire
Me notifier des
guest
0 Commentaires
Inline Feedbacks
Voir tous les commentaires