OTTAWA — Washington a choisi mardi de ne pas condamner la réponse de New Delhi aux accusations explosives d’Ottawa selon lesquelles des diplomates indiens seraient impliqués dans un nombre croissant de crimes violents au Canada.
Le Canada a expulsé lundi six diplomates indiens, dont le haut-commissaire à Ottawa, après que la Gendarmerie royale du Canada (GRC) a affirmé détenir des preuves que ces diplomates avaient joué un rôle dans la collecte de renseignements, parfois sous la contrainte, sur des Canadiens d’origine sud-asiatique.
Selon la GRC, ces diplomates auraient ensuite joué un rôle dans la transmission de ces informations à des organisations criminelles qui ont commis des actes violents, notamment l’extorsion et le meurtre.
L’Inde a nié ces allégations et a expulsé aussitôt en représailles six diplomates canadiens.
Le porte-parole du département d’État américain, Matthew Miller, a assuré mardi que Washington prenait ces allégations au sérieux, mais il n’a pas voulu commenter le contenu des nouvelles allégations ni la décision de l’Inde d’expulser également six diplomates canadiens.
En conférence de presse, M. Miller a déclaré que les États-Unis demandaient depuis des mois à l’Inde de coopérer avec les autorités canadiennes, après l’assassinat d’un militant sikh près de Vancouver l’année dernière.
M. Miller n’a pas directement critiqué la décision de l’Inde de ne pas coopérer avec les enquêtes canadiennes. «Comme nous l’avons déjà dit, ce sont des allégations graves et nous avons voulu voir l’Inde les prendre au sérieux et coopérer avec l’enquête canadienne. Ils ont choisi une autre voie», a-t-il dit.
Ses commentaires surviennent alors qu’une délégation indienne se rendait à Washington pour discuter d’un complot présumé de «meurtre à gages» révélé par des responsables américains en novembre dernier.
Un acte d’accusation non scellé accusait un employé du gouvernement indien d’avoir dirigé la tentative d’assassinat aux États-Unis et évoquait d’autres cas, notamment le meurtre de Hardeep Singh Nijjar en juin dernier à Surrey, en Colombie-Britannique.
M. Miller a déclaré que la visite de ce qu’il a appelé le «comité d’enquête indien», annoncée lundi, n’était pas liée aux allégations rendues publiques par les autorités canadiennes le même jour.
«La déclaration annonçant la réunion était prévue au début de la semaine dernière, peut-être à la fin de la semaine précédente, bien avant que nous soyons au courant des mesures que le Canada allait prendre au cours des derniers jours. C’est donc une pure coïncidence», a assuré M. Miller.
Le porte-parole de la Maison-Blanche pour la sécurité nationale, John Kirby, a tenu des propos similaires mardi. «Je ne voudrais pas parler au nom des Canadiens d’une manière ou d’une autre. Mais nous avons exprimé notre profonde inquiétude à ce sujet à nos homologues indiens. Ils nous ont dit qu’ils prenaient la situation au sérieux», a-t-il simplement indiqué.
Le chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet, avait souhaité mardi que pour «améliorer la sécurité de quiconque vit sur le territoire», le Canada devait intensifier les collaborations avec ses alliés «en termes de renseignement et de solidarité face à de tels gestes».
«Le Canada ne peut plus se permettre de faire cavalier seul et doit redevenir un acteur sérieux sur la scène internationale afin d’être respecté des États étrangers, amicaux ou hostiles», a indiqué M. Blanchet dans une déclaration écrite.
La ministre Ng se fait rassurante
Alors que la gravité de la situation commençait à s’installer, la ministre canadienne du Commerce international, Mary Ng, a tenté de rassurer les entreprises canadiennes qui ont des liens avec l’Inde.
La ministre Ng a publié dès lundi soir une déclaration reconnaissant l’«incertitude» que pourraient ressentir les entreprises et les investisseurs canadiens. Elle a assuré que le gouvernement continuerait à soutenir les liens commerciaux et économiques entre les deux pays.
«Toutefois, nous devons concilier nos intérêts économiques avec la nécessité de protéger les Canadiens et de faire respecter l’État de droit», écrit la ministre Ng.
«Nous ne tolérerons pas qu’un gouvernement étranger menace, extorque ou blesse des citoyens canadiens sur notre territoire. Nous exhortons le gouvernement de l’Inde à respecter les mêmes principes de droit et de justice qui guident nos actions.»
La ministre Ng ajoute que le gouvernement canadien «demeure ouvert au dialogue» avec l’Inde et est «impatient» de poursuivre une «précieuse relation» avec ce pays.
La Chambre des communes ne siège pas cette semaine, ce qui empêche un débat sur la question, mais Jagmeet Singh a déclaré que son parti demanderait au Comité permanent de la sécurité publique et nationale d’étudier «d’autres mesures que nous pouvons prendre pour assurer la sécurité des Canadiens».
Le chef néo-démocrate, Jagmeet Singh, a réclamé mardi des «sanctions sévères contre les diplomates indiens» impliqués dans des activités criminelles.
En conférence de presse lundi, la GRC a déclaré qu’elle souhaitait interroger six diplomates indiens sur les activités violentes au Canada. Or, ce sont ces six mêmes diplomates que le Canada a expulsés lundi.
M. Singh a déclaré mardi que le Canada devait également interdire une organisation hindoue qui a été accusée de discours haineux par des groupes sikhs et musulmans.
Au Bloc québécois, on déplore que l’inaction des gouvernements actuels et passés ait permis à des acteurs étrangers d’agir avec une telle impunité au Canada.
«Après avoir nié le problème de l’ingérence étrangère pendant des années et avoir trop tardé à lancer la commission d’enquête sur l’ingérence étrangère, puis tarder aussi à mettre en place un registre des agents étrangers, le gouvernement semble enfin prendre la mesure du problème», a écrit M. Blanchet mardi.
Les conservateurs avaient dénoncé lundi les allégations «extrêmement préoccupantes» du Canada, qui prouvent que le gouvernement n’a pas pris au sérieux l’ingérence étrangère et la sécurité nationale.
«Sans précédent et exceptionnel»
Pour la vice-présidente de la recherche à la Fondation Asie-Pacifique, Vina Nadjibulla, «nous sommes en territoire inconnu, avec des implications pour les relations diplomatiques ainsi que pour la sécurité publique et nationale du Canada».
Elle observera particulièrement maintenant comment les alliés du Canada réagiront à cette nouvelle «sans précédent et exceptionnelle». Cela pourrait se traduire par des démarches diplomatiques en coulisses et peut-être des déclarations publiques d’appui au Canada. «La réaction des États-Unis sera celle à laquelle tout le monde prêtera attention», a-t-elle soutenu.
«Il faudrait que l’Inde ressente une certaine pression pour que le Canada, à ce stade-ci, obtienne une forme quelconque de coopération de la part de l’Inde et obtienne des comptes pour ce qui s’est passé. Il faudrait que l’Inde ait une raison de coopérer», a-t-elle avancé.
L’Inde a insisté sur le fait qu’elle n’avait reçu aucune preuve d’une quelconque implication du gouvernement dans des crimes commis au Canada.
Or, le commissaire de la GRC, Mike Duheme, a soutenu lundi que le sous-commissaire Mark Flynn avait tenté de partager des preuves avec la police indienne la semaine dernière, mais qu’il avait essuyé un refus.
Puis, en fin de semaine, le sous-commissaire Flynn, le sous-ministre des Affaires étrangères, David Morrison, et la conseillère à la sécurité nationale et au renseignement, Nathalie Drouin, ont soumis des preuves à l’Inde lors de réunions tenues à Singapour. Le Canada a alors demandé à l’Inde d’accepter de révoquer l’immunité diplomatique de six diplomates, mais New Delhi a refusé.
La ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, a expliqué lundi que c’est le refus de coopérer de New Delhi qui avait poussé Ottawa à déclarer les six diplomates indiens «persona non grata» — l’une des sanctions les plus sévères que le Canada puisse imposer en vertu de la Convention de Vienne.
Selon Mme Nadjibulla, il était inédit de voir Mme Joly accuser des diplomates en poste d’être impliqués dans des activités criminelles et de l’entendre dire que la violence liée au gouvernement indien n’avait fait qu’augmenter depuis que le Canada a fait état publiquement de ses inquiétudes l’année dernière.
En septembre 2023, le premier ministre Justin Trudeau avait annoncé en Chambre que les services de renseignement canadiens enquêtaient sur des informations «crédibles» concernant un «lien potentiel» entre le gouvernement indien et le meurtre du leader sikh Hardeep Singh Nijjar, en Colombie-Britannique en juin 2023.
De l’avis de Mme Nadjibulla, il est rare que des diplomates soient expulsés dans la foulée d’accusations liées à des actes criminels. «Nous n’avons pas affaire ici à un État voyou: nous avons affaire à un acteur international très important», a-t-elle souligné.